
Basta ! : Dans votre dernier ouvrage, Mangez les riches, la lutte des classes passe par l’assiette (Nouriturfu, 2023), vous rappelez que l’alimentation est un droit. Or, dans la réalité, ce droit n’est pas respecté. Qui est responsable ? Quel riche conseillez-vous de « manger » en premier ?
Nora Bouazzouni : Une petite minorité s’accapare les richesses. On va d’abord manger les financiers. Ça tombe bien, c’est le nom d’un dessert ! En spéculant, ils refusent de penser aux gens et aux conséquences de leurs pratiques. En stockant pour revendre au meilleur prix, ils sont à l’origine de catastrophes alimentaires et d’une insécurité grandissante. Il faudrait manger aussi la grande distribution. Ça fera entrée et plat ! (...)
Un récent numéro de 60 millions de consommateurs revient sur une arnaque d’une marque de sucre. On est sur un cas de shrinkflation, mais avec un niveau d’enfumage fabuleux.
La boîte de sucres en morceaux pèse bien un kilo, mais les morceaux de sucre ne font plus le même poids. Il y a moins de morceaux. Il faut donc acheter plus de sucre puisque vous allez sucrer davantage votre café. Ça va très loin ! Est-ce qu’on va devoir finir par compter et peser tout ce qu’on achète pour voir si on ne se fait pas enfumer ?
La confiance envers l’industrie agroalimentaire et la grande distribution, qui vont de pair, s’érode. Il y a eu le scandale de la vache folle, celui de la viande de cheval. On a eu les pizzas Buitoni contaminées par la bactérie E. coli, qui ont entraîné la mort d’enfants ! (...)
Ce qu’il manque, c’est l’accessibilité à la nourriture, pas la disponibilité. Le levier économique est le levier principal d’accès. Je suis atterrée et très énervée face au traitement médiatique de la faim en France et de l’insécurité alimentaire.
Il y a un refus total – et c’est un choix politique et éditorial – de dépasser le stade du constat sur la faim. Depuis 2020, on a une inflation galopante sur les produits alimentaires. À qui la faute ? Il a fallu attendre deux ans et demi pour que la Cour des comptes se penche sur la question. Même chose pour le Fonds monétaire international. (...)
Maintenant, on sait que la grande distribution et les multinationales s’en mettent plein les poches. Mais on continue d’inviter à la télé des patrons de la grande distribution qui vont soi-disant défendre notre pouvoir d’achat. On continue d’inviter des chefs cuisiniers pour dire que c’est trop facile de bien manger, que ça ne coûte pas cher, et que c’est une responsabilité individuelle.
Il n’y a pas de question sur la responsabilité ni sur les solutions. Dire qu’il faudrait augmenter les revenus, imaginer un système de sécurité sociale alimentaire... (...)
C’est un manque de courage politique. Et c’est une complicité politique parce qu’au fond, c’est la faillite de l’État de ne pas nourrir les gens qui vivent sur ce territoire. C’est une faillite de l’État que de responsabiliser des bénévoles et de faire des appels aux dons, de compter sur des milliardaires comme Bernard Arnault - qui au passage pratique l’évitement fiscal - de ne faire que ça. (...)
On a l’impression que le marché, comme l’agroalimentaire ou la grande distribution, est un cheval sauvage, que personne ne peut réguler. C’est pareil avec le capitalisme. Après la sortie de mon livre, quelques personnes – des hommes à chaque fois – sont venues me voir de manière un peu agressive pour me dire, agacées : « Qu’est-ce que vous proposez ? Le communisme ?! »
Alors, il n’y a pas le mot « communisme » une seule fois dans mon livre, ni même le mot « socialisme ». Il y a un manque d’imagination, ce serait soit le capitalisme soit le communisme, et il n’y aurait pas d’autres formes de faire société. Chaque individu ou collectif qui réfléchit autrement, qui propose des solutions, est traité d’utopistes. (...)
On m’a opposé que les hommes avaient besoin de manger plus, donc de manger plus de viande. C’est un sophisme, ça n’a aucun lien. Il y a une ignorance énorme. On confond l’apport calorique avec les nutriments. Manger plus de calories ne veut pas dire manger plus de protéines. Dans les recommandations de Santé publique France, aucune différence n’est faite entre les macronutriments pour les hommes et pour les femmes, à poids, taille et activité physique égaux. (...)
Quand vous expliquez ça aux gens, beaucoup ont un réflexe agressif [1]. J’ai reçu des menaces de viol et de mort pour mon premier et mon deuxième livre, parce que je parle de genre et d’alimentation. C’est terrible. (...)
Quand on oppose à Sandrine Rousseau de façon extrêmement violente que la viande n’est ni un marqueur de genre ni un marqueur viriliste, c’est éminemment faux.
Ça fait très longtemps qu’on le sait. Nier cette évidence montre à quel point il y a une sensibilité à ces questions, une sensibilité qui relève de l’insécurité identitaire. En touchant à la viande, on ne touche pas qu’à la viande : on touche à la culture française et on touche aux privilèges masculins. (...)
La viande serait un symbole de la France et, sans le barbecue, la France ne serait plus vraiment la France. Ça rejoint, et je ne pense pas exagérer en le disant, cette théorie du « grand remplacement » complotiste et raciste. (...)
Les gens, s’ils mangent « mal », ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas envie de manger mieux, c’est parce qu’ils ont des contraintes. Prendre le problème dans le vrai sens, c’est leur demander : est-ce que vous voudriez manger différemment ? Est-ce que vous pourriez le faire ? Qu’est-ce qui vous empêche de le faire ? Est-ce une question d’argent ? De matériel pour cuisiner ? (...)