
Expliciter, en historienne, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait.
« Je m’appelle Malika Rahal et je suis une historienne du temps présent, de ce temps dont les témoins et acteurs sont encore en vie. » Ce sont les premiers mots du remarquable essai d’ego-histoire publié en 2025 par Malika Rahal, historienne de l’Algérie et directrice de l’Institut d’histoire du temps présent. Un essai qui assume de transgresser les règles académiques du genre, une réflexion riche et puissante sur l’écriture de l’histoire, « fût-ce au milieu de la guerre », dit l’historienne, c’est-à-dire celle qui se déroule sous nos yeux à Gaza. Nous publions l’introduction ainsi que l’ouverture de ce livre.
Introduction
Je m’appelle Malika Rahal et je suis une historienne du temps présent, de ce temps dont les témoins et acteurs sont encore en vie. Je suis une historienne de l’Algérie contemporaine et me trouve au moment de ma carrière où il convient de me faire l’historienne de mon propre parcours. À l’orée de ce type d’ouvrage, il est de coutume de se défendre de toute aspiration narcissique, de toute tentation de se raconter de façon trop personnelle ou intime. Une définition canonique de l’exercice fut donnée par Pierre Nora en 1987 dans ses Essais d’ego-histoire :
« Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage. L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait[1]. »
Cette définition ne me convient à peu près en rien et elle me semble remarquable par les restrictions et les interdits qu’elle pose à ce type d’écriture que, pourtant, elle défend et qu’elle a permis d’imposer à l’Université française. Sans doute faut-il la considérer simplement comme datée.
Mon métier implique de demander à des personnes de me raconter leur vie, puis de confronter ces récits à d’autres sources. En lisant cette définition de l’ego-histoire, je repense à toutes les personnes qui ont refusé d’être interrogées ; à celles qui ont pleuré ou ont dû sortir un moment ; à celles qui m’ont engueulée ; à celles qui ont joué le jeu, mais n’ont pas dormi la nuit d’après (ou celle d’avant). Je pense à l’enquête sur le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), où presque tous les témoins ont dû s’arrêter après quelques phrases pour citer les noms de leurs morts assassinés par les islamistes durant les années 1990 ; au travail sur les disparus de la bataille d’Alger, où presque tous les interviewés ont eu les larmes aux yeux en évoquant le courage et le chagrin de leurs mères ; aux personnes qui ont ri de plaisir en racontant les fêtes de l’Indépendance ; à celles qui ont laissé voir leur racisme de classe, ou leur racisme tout court ; à celles qui ont exprimé leurs engagements et leurs frustrations ; à celles dont j’ai rencontré les familles et à celles qui ont exigé l’anonymat le plus strict ; aux militants de base ; aux femmes qui bien souvent refusent de dire « je » pour ne pas se mettre en avant.
Il est trop facile de prétendre s’épargner la moindre impudeur, d’imaginer faire de l’histoire en ne disant que le nécessaire, de se prémunir de tout récit maladroit et d’éviter de sombrer dans la littérature, alors que c’est ce que j’impose quotidiennement aux témoins que j’interroge, en leur demandant de me proposer un récit que je me donne ensuite la liberté de réécouter, de citer, de fragmenter, de couper pour faire de l’histoire à partir de leur vie. (...)
Camoufler ses combats derrière une revendication de scientificité objective, qui proscrit le « je » et l’explicitation du point de vue, a été une arme dans la lutte politique. Sans doute valait-il mieux pour les historiens, anthropologues, géographes colonialistes prétendre que leurs points de vue étaient absents, prôner l’objectivité pour mieux promouvoir les empires. Aujourd’hui, les historiens négationnistes des violences coloniales, ceux qui sont nostalgiques de l’Algérie française et ceux qui fricotent avec l’extrême droite peuvent se cacher derrière l’apparence de méthodes dépassionnées, mener des batailles de chiffres et se prévaloir de l’objectivité. Il est donc de mauvaise tactique, voire franchement naïf, d’avouer que je suis une historienne viscéralement anticolonialiste. (...)
Aujourd’hui, la Libye n’existe plus comme État à la suite d’une intervention militaire étrangère. La bande de Gaza est bombardée depuis octobre 2023 et sa population a été forcée de se déplacer à de multiples reprises. Ceux qui, en France, évoquent le caractère colonial de la situation (que le lexique israélien souligne de façon limpide) sont traités d’antisémites. À l’été 2024, le parti fondé par Jean-Marie Le Pen, qui, en 1957 à Alger, faisait partie des tortionnaires, s’est trouvé aux portes du pouvoir lors d’élections législatives anticipées. La hantise de ma génération est plus envisageable que jamais.
Vingt ans plus tard, ma naïveté de 2003 me paraît sans borne. Mais l’engagement n’est pas seulement une naïveté ; il se traduit aussi par des choix méthodologiques et thématiques, dans mon métier ainsi que par un rapport aux lieux, aux sources et même à la production des travaux. (...)
J’ai donc déjà donné en ouverture de mon premier livre matière à analyse, sauvage ou pas : il faudra bien expliquer comment cela influe sur le métier qui est le mien, sur le rapport aux lieux, aux langues et aux voix. Il me reste à ajouter le choix d’une écriture autobiographique, à assumer l’impudeur et à expliciter des engagements. Le regard ne sera jamais froid pour mener une étude qui n’hésitera pas à faire feu de tout bois, et à se saisir de la sociologie ou de l’anthropologie.
Avec tout ça, il devrait être possible de faire de l’histoire à peu près convenablement.