
Quel est le principe fondateur des sociétés modernes ? Vincent Bourdeau analyse la notion de mérite, à la lumière de la pensée du XIXe siècle et de la figure de Léon Walras.
Le mérite dans une « économie politique républicaine »
Chaque communauté possède ses propres mythes, pierres angulaires de l’ordre social et politique. Si de nos jours parler des exploits de Zeus ou d’Odin a perdu son sens d’origine, il faut reconnaître que d’autres narrations accomplissent à présent la tâche de souder le corps politique : tel est le cas du concept de mérite. Dans son livre, issu de sa thèse de doctorat, Vincent Bourdeau remonte aux sources de ce mythe en traçant sa généalogie dans une exploration qui amène le lecteur dans la France du XIXe siècle et dialoguant avec la littérature sur la notion de mérite. « Ce livre », comme l’écrit l’auteur, « se veut une contribution à la critique de ce modèle essoufflé, une tentative d’élargir, avec d’autres, les fissures qui ont gagné le mythe afin de contribuer à ce que nos sociétés puissent, comme on le dit dans le langage courant, passer à autre chose »
En lisant le concept de méritocratie comme étant un mythe, Bourdeau vise donc à expliquer comment les sociétés modernes se sont structurées autour de l’idée d’un marché autorégulateur, « d’un marché juste parce que méritocratique » (p. 8). Les rapports sociaux sont ainsi réglés par l’idéal méritocratique, fondation de l’ordre social. (...)
Une économie tout sauf neutre
Étudier de fond en comble ce mythe produit des effets divers. L’un de ces effets, parmi les contributions les plus fécondes du livre, est de montrer que l’économie est loin d’être neutre. (...)
Si d’un côté la propriété commune de la terre assure les conditions d’égalité de toutes les personnes, de l’autre côté cette propriété est la condition pour admettre l’existence d’inégalités au sein de cette même société. Il est alors non pas question d’égalité, mais d’équité. Si tous les individus ont droit d’emblée au revenu de la terre, distribué par l’État, en vertu de leur statut de citoyens, la propriété individuelle va au-delà. Cette dernière dépend des talents de chacune et chacun. Tout individu doit recevoir ce qui lui est dû, selon le principe de la justice distributive. Ce résultat est assuré, aux yeux de Walras, par la libre concurrence dans le marché, terrain sur lequel les individus font valoir leurs talents librement. Le mythe de la méritocratie – entendu comme narration qui rend possible articuler le marché concurrentiel et les idéaux de justice républicains – voit ainsi le jour. Le début du conte mythologique de Walras décrit une égalité initiale, garantie par la propriété commune de la terre dans les mains de l’État. Finalement, cette égalité se transforme en inégalité, qui répond néanmoins à un principe de justice, car elle reflète les différents efforts et talents des individus.
En écoutant le mythe de la méritocratie raconté par Walras, au moins dans les mots de Bourdeau, le lecteur réalise une fois de plus combien les principes économiques ne sont pas neutres, d’autant plus lorsque les économistes les présentent comme tels. (...)
Une question en particulier parcourt l’ensemble du livre : comment est-il possible, dans une société moderne, de faire tenir ensemble la communauté et les individus, sans sacrifier aucun de deux ? En d’autres termes, comment accomplir à la fois le bien commun et celui des individus ? (...)