
Omniprésente dans les discours de santé publique depuis le début des années 2000, la notion de « santé mentale » – et les multiples injonctions au bonheur et au bien-être qu’elle charrie – s’est imposée dans notre paysage social avec une évidence aujourd’hui trop peu discutée. C’est au questionnement de cette notion allant de soi, « qu’il est naturel de traiter socialement et politiquement » (p. 17), que s’emploie Mathieu Bellahsen dans cette étude captivante.
Psychiatre de formation, désireux de porter un regard davantage réflexif sur sa pratique et, plus généralement, sur l’évolution de la prise en charge de la maladie mentale dans nos sociétés, Bellahsen s’est attelé à retracer la généalogie du concept afin de mettre en perspective notre situation présente. De ses origines progressistes d’après-guerre jusqu’à nos jours, l’auteur nous montre combien l’acception originelle du concept de santé mentale s’est considérablement renversée avec le temps. Outil au service de l’inclusion sociale des « malades mentaux », la notion est devenue, subrepticement, un outil de normalisation, œuvrant à l’institution d’un bonheur sous contrôle indissociable de l’idéologie néolibérale.
S’appuyant sur les travaux de Christian Laval et Pierre Dardot sur la société néolibérale1, Bellahsen rappelle d’entrée de jeu que le néolibéralisme vise à « imposer le principe de la concurrence à tous les domaines de la vie des hommes » (p. 18), là où le libéralisme classique se limitait à la sphère économique. L’idée est désormais de faire de chaque individu l’entrepreneur de sa propre personne, concevant son espace intime comme une entreprise et un ensemble de capitaux qu’il s’agit de faire fructifier. (...)
Cette congruence entre la santé mentale et la gouvernementalité néolibérale – ce que l’auteur appelle « santé-mentalisme » – n’avait pourtant rien de prédestiné.
3À l’origine, rappelle en effet Mathieu Bellahsen, le concept de santé mentale manifestait au contraire une intention sociale et politique profondément subversive. (...)
C’est au tournant des années 80 que s’amorce la grande régression (chapitre 4). Les premières politiques de rigueur impulsent une nouvelle dynamique : compression des budgets, montée en puissance d’un discours expert au détriment d’une approche relationnelle, substitution des neurosciences à la psychanalyse etc. Autant de signes d’un changement de fond où la rationalisation scientiste (la création du DSM, le Manuel diagnostic et statistique en est un parfait exemple) l’emporte sur une approche sociale et compréhensive de la santé mentale. Au questionnement politique des déterminants sociaux se substitue ainsi un discours prétendument neutre mettant l’emphase sur la responsabilité des individus. (...)
Il n’existe pas dans le DSM de « trouble de l’organisation du travail » ou autre « trouble de la politique de management »… Pourtant, bien souvent, les politiques de management et de mise en concurrence des individus sont en cause » (...)
Une personne en bonne santé mentale est donc quelqu’un qui se sent suffisamment en confiance pour s’adapter à une situation à laquelle elle ne peut rien changer (OMS cité par l’auteur, p. 96).
Au-delà de la prise charge de la maladie mentale proprement dite, ce sont les questions du politique et de la vitalité de l’idéal démocratique qui sont donc en bout de ligne fondamentalement soulevées par Mathieu Bellahsen. (...)
Face à l’exploitation managériale de l’intime, c’est la vie en soi que l’auteur nous invite en définitive à repenser. La citation d’Antonin Artaud qui ouvre le livre prend de ce point de vue tout son sens : « Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie ».
La santé mentale
Mathieu Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique, 2014, 186 p., Préface de Jean Oury,