
Comment des gens apparemment « normaux, psychiquement sains » (à l’aune de leur réussite professionnelle et sociale) peuvent-ils être, de fait, affectivement et émotionnellement stériles pour avoir sacrifié leurs capacités créatives et de rêverie aux impératifs de la pensée rationnelle logique dominante ? À l’inverse, comment des personnes ayant vécu des situations catastrophiques peuvent-elles réintégrer la santé en développant leurs capacités de création ?
La conjugaison d’une pratique analytique « indépendante » et d’un engagement personnel total dans la création artistique a conduit l’auteur à un renversement de point de vue dont rend bien compte le titre, un tant soit peu énigmatique et paradoxal, de l’ouvrage : il y aurait une véritable folie (refoulée) dans la « fuite dans la santé » des gens dits normaux, comme il y aurait, à l’opposé, une véritable santé, qui serait celle des « psychotiques guéris » (termes repris de Winnicott, dont les élaborations recoupent en plus d’un point celles de son amie Marion Milner).
Cet ouvrage nous donne à voir l’intérêt d’une vie pour « l’histoire de la bataille que nous avons tous à mener, à un degré plus ou moins grand, et que nous le sachions ou non, pour apprendre à devenir capables d’aimer et de travailler ». (...)
Lire aussi :
– (Cairn Info)
Marion Milner, La folie refoulée des gens normaux Toulouse, Ères, 2008, 378 pages
Manon Blackett, née en 1900, dut arrêter sa scolarité en 1917, faute de moyens pour en payer les frais. Peu après, on lui proposa d’apprendre à lire à un petit Canadien de sept ans dont le père combattait dans les tranchées en France. Ce travail si modeste, qui lui avait procuré, ainsi qu’à son élève, beaucoup de plaisir a déterminé, selon son dire, sa carrière future. Une personne à qui elle en avait parlé, l’incita à lire Montessori, ce qui l’amena à enseigner dans une école maternelle Montessori. Cela donna, pour elle, une première forme à la question de la nature de la relation existant entre travail et jeu, du point de vue de la créativité, question qui ne cessa, par la suite, de la préoccuper. Après avoir obtenu une licence en psychologie et physiologie, elle fut amenée à travailler pour l’Institut National de Psychologie du Travail, sur les problèmes liés à la concentration. Ce faisant, elle voulut étudier la sienne, et pour cela se mit à tenir plus assidûment son journal. Elle en publia la teneur, sous un pseudonyme, en 1934, dans un livre intitulé A Life of One’s Own (Une vie a soi). Entre-temps, elle s’était mise à enseigner la psychologie dans des cours du soir ouverts aux travailleurs de Londres, puis à entreprendre une recherche sur le système scolaire et la situation des filles qui ne semblaient pas profiter de leurs études. (...)
Une trentaine d’années plus tard, la Société britannique de psychanalyse lui demanda de rassembler ses articles en un recueil : ce qu’elle fit, en publiant ce volume en 1986. Elle lui donna pour titre The Suppressed Madness of Sane Men (La folie refoulée des gens normaux), en pensant à deux de ses patients qui étaient « sains » dans leur travail professionnel mais non dans les satisfactions émotionnelles de leur vie privée : ils montrèrent, au cours de leur analyse, qu’ils souffraient d’une « fuite dans la santé » (expression de Winnicott). Elle y a donc repris une vingtaine de textes écrits entre 1942 (La capacité de l’enfant à douter) et 1977 (Winnicott et les cercles qui se chevauchent). (...)
Marion Milner est morte en 1998.