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Lutter contre l’homophobie d’Etat en Russie
#Russie #homophobie
Article mis en ligne le 31 octobre 2023
dernière modification le 29 octobre 2023

La célèbre journaliste Elena Kostioutchenko publie ce mois d’octobre aux éditions Meduza un texte dans lequel elle raconte le lent glissement de la Russie vers le fascisme et la guerre. Je traduis le chapitre qu’elle consacre à son combat contre l’homophobie d’Etat.

Mon amour (invisible et véritable)

Anya et moi nous nous sommes rencontrées dans un club lesbien, à l’époque il y en avait encore à Moscou. C’était la deuxième fois que je me rendais dans ce club. Je venais de prendre conscience d’être lesbienne, j’étais tombée amoureuse, je m’étais déclarée, on m’avait repoussée, j’avais pleuré et cherché sur google comment on fait pour guérir de l’homosexualité. Il s’est avéré que c’était impossible. Mes larmes ont duré une semaine et deux jours. Je me suis reprise en main et j’ai décidé de réorganiser ma vie, comme le font les personnes en chaise roulante, les sourds, les diabétiques, les malades du SIDA. Il me fallait apprendre à être lesbienne. C’est dans ce but que je me suis rendue dans ce club. (...)

mophobie d’Etat en Russie

La célèbre journaliste Elena Kostioutchenko publie ce mois d’octobre aux éditions Meduza un texte dans lequel elle raconte le lent glissement de la Russie vers le fascisme et la guerre. Je traduis le chapitre qu’elle consacre à son combat contre l’homophobie d’Etat.

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Mon amour (invisible et véritable)

Anya et moi nous nous sommes rencontrées dans un club lesbien, à l’époque il y en avait encore à Moscou. C’était la deuxième fois que je me rendais dans ce club. Je venais de prendre conscience d’être lesbienne, j’étais tombée amoureuse, je m’étais déclarée, on m’avait repoussée, j’avais pleuré et cherché sur google comment on fait pour guérir de l’homosexualité. Il s’est avéré que c’était impossible. Mes larmes ont duré une semaine et deux jours. Je me suis reprise en main et j’ai décidé de réorganiser ma vie, comme le font les personnes en chaise roulante, les sourds, les diabétiques, les malades du SIDA. Il me fallait apprendre à être lesbienne. C’est dans ce but que je me suis rendue dans ce club.

Nous avons regardé Lost and Delirious, qui était suivi d’un débat. Après le débat nous avons joué à un jeu : chacune recevait un numéro et devait inscrire sur un bout de papier le numéro des femmes qui lui plaisaient. Si les numéros correspondaient le club promettait d’envoyer les numéros de téléphone des unes aux autres. On ne m’a rien envoyé.

Il se trouva que nous allions vers le même métro avec Anya. Nous avons commencé à parler politique. Anya était visiblement plus âgée mais posait des questions très naïves. Il m’a semblé qu’elle le faisait pour se moquer de moi et je me renfrognais de plus en plus. Nous sommes montées dans le wagon en silence. Anya devait sortir deux stations plus loin, elle est descendue sur le quai et m’a crié : donne moi ton téléphone ! J’ai crié les numéros. Elle m’a écrit un sms. Je lui ai répondu.

Très vite nous avons habité ensemble. C’était ma première relation sérieuse. C’était drôle. Je me levais deux heures avant elle pour repasser son chemisier et lui préparer des œufs pochés avec de la sauce hollandaise. Au bout d’un mois elle m’avoua que ça ne la dérangeait pas d’arriver froissée au travail et qu’elle préférait les saucisses avec des pâtes. Anya était toujours à la recherche de produits bon marché, elle lavait, séchait et pliait les sacs en plastique. Elle était plus âgée que moi et se souvenait non seulement des années 90 (la banditisme, la misère, la peur de l’avenir) mais aussi des années 80 (le manque de tout, les talons de rationnement, le sentiment de l’effondrement prochain du pays).

Nous vivions pauvrement. Nous louions un coin de chambre dans un appartement d’une pièce. Ensuite le journal m’a augmentée et nous avons pu louer pour nous seules un appartement d’une pièce. Le week-end nous faisions la grasse matinée et nous regardions des films. Parfois nous allions au parc. D’autres fois, l’été et si nous en avions le courage, nous visitions les petites villes autour de Moscou. Dans l’une d’entre elles j’ai vu une peinture avec des lilas, et Anya me l’a achetée. Nous avons accroché ces lilas au dessus de notre lit.

Anya a la peau brune, brûlée par le soleil, les yeux bruns et rieurs, les dents de devant écartées. Un pull bleu qu’elle adore, devenu gris avec le temps. Quatre diplômes, de physique, de traductrice, d’économie et de droit. Elle travaille comme analyste dans le domaine du gaz et du pétrole. Un jour d’hiver où le ciel était tout bleu je me suis réveillée avec le sentiment d’avoir mal au ventre. Je n’arrivais pas à comprendre où j’avais mal exactement. J’étais couchée sur le dos, je me passais la main sur le corps et tout d’un coup j‘ai compris que j’aimais Anya très fort, pour de bon, de tout mon corps. A partir de ce jour j’ai commencé à penser à l’avenir. J’ai commencé à penser que nous aurions des enfants.

Le 14 février Alfa-Bank annonça qu’elle allait aider tous les amoureux à acquérir un logement. Il n’était plus nécessaire d’être mariés, n’importe quel couple pouvait faire un emprunt en commun à un taux très intéressant. J’avais appris la nouvelle au travail, par une publicité qui s’était spontanément affichée sur mon ordinateur. J’ai aussitôt appelé la banque pour demander si c’était bien vrai. C’était bien vrai. On m’a demandé depuis combien de temps durait notre relation, j’ai répondu un an et demi. Eh bien, s’est étonnée la jeune femme, et vous êtes déjà prêts à vous lancer dans un projet immobilier ? Oui, je lui ai dit, nous nous aimons très fort. Dans ce cas je vous fixe un rendez-vous avec le responsable de l’agence pour faire un calcul préliminaire, a répondu la jeune femme. J’aurais besoin de vos noms. Je les lui ai donnés. La jeune femme a dit alors : non, ça ne va pas le faire. Un couple, c’est un homme et une femme, pas comme vous. C’est la politique de la banque. Elle a raccroché avant que je trouve quoi répondre. (...)

J’ai commencé à lire des trucs sur le mariage, et sur les droits que donne le mariage. Puis j’ai lu des trucs sur le mariage dans les autres pays, et comment ces pays avaient décidé que le mariage est accessible à tous. J’ai lu des articles sur le militantisme LGBT, j’ai cherché sur Google des informations sur les militants LGBT en Russie et je les ai trouvés laids, mal élevés et fous. Puis j’ai encore pleurniché une année entière sur l’épaule de ma meilleure amie que les militants LGBT de Russie étaient nuls et défendaient mal mes droits. Mon amie se taisait. J’ai commencé à avoir honte, de plus en plus honte mais je ne pouvais pas m’expliquer d’où venait cette honte.

Un an plus tard, le 14 février, Anya et moi étions assises dans un café. Je voulais lui dire que je l’aimais. Mais à la place je lui ai dit : Anya, tu sais, nous devons aller à la gay pride. Anya a dit : moi aussi j’y ai pensé, oui, nous devons y aller. (...)

A l’époque les gay prides se passaient comme ça : les militants, il n’y en avait pas plus d’une dizaine, se rendaient dans le centre de Moscou en brandissant des drapeaux arc-en-ciel. Ils se faisaient tabasser par des nationalistes, des cosaques et des orthodoxes qui étaient venus à l’endroit fixé à l’avance par les militants LGBT. Les flics attendaient que les militants se soient bien faits tabassés, puis ils arrêtaient les tabassés, pas les tabasseurs. Les journalistes filmaient tout ça en rigolant. J’avais déjà assisté à des gay prides en tant que journaliste. Couvrir une gay pride pour un journaliste voulait dire qu’il allait bien s’amuser.

Anya et moi sommes allées à la gay pride. Nous avons écrit sur un drapeau arc-en-ciel : la haine c’est ennuyeux. Nous avons déployé le drapeau et sommes restées debout dix secondes. J’ai reçu un coup de poing sur la tempe. Anya a été arrêtée. Je me suis retrouvée à l’hôpital, je commençais à perdre l’ouïe. Des journalistes téléphonaient pour connaître mon point de vue. Tant qu’on battait des gays ils trouvaient ça amusant, mais beaucoup moins quand il s’est agi d’une collègue comme eux.

Nous participions tous les ans à la gay pride. On nous battait, puis on nous arrêtait. Une fois on m’a arraché ma robe, et je suis restée nue en plein Moscou. Je me suis fait des amis parmi les militants LGBT, je me suis aperçue qu’ils n’étaient pas fous du tout, seulement très fatigués.

Ensuite la Douma a décidé d’adopter une loi contre la propagande homosexuelle. Il y était écrit que socialement nous avions moins de droits que les autres (...)

Il y a eu quatre « jours des baisers ». On nous battait et on nous enfermait, on nous battait et on nous enfermait. Les militants orthodoxes apportaient de la pisse et des oeufs pourris, ils nous jetaient de la merde dessus. Ils amenaient leurs enfants pour qu’ils nous battent. On ne peut pas se défendre contre des enfants, ils sont petits, on pourrait leur faire mal. La loi a finalement été adoptée.

Quand la Russie a organisé les jeux Olympiques, j’ai décidé de me planter sur la Place Rouge avec un drapeau arc-en-ciel et de chanter l’hymne russe. On m’a arrêtée, avec tous ceux qui étaient venus avec moi, et on nous a battus dans le poste de police. Un flic m’a craché au visage. Je me suis essuyé avec la main, et j’ai essuyé ma main sur mon pantalon. De la bave de flic sur mon pantalon, incroyable, et j’ai éclaté de rire.

Il s’est passé encore plein de trucs comme ça. (...)