Consacrer un article aux Roms nécessite au préalable une mise en garde contre deux écueils. Il serait tentant, d’une part, et encore plus dans le numéro d’une revue anarchiste consacré au fédéralisme, de présenter la ou les sociétés romanis comme des modèles de fonctionnement non étatique au sein desquels les individus jouiraient d’une totale liberté. C’est là une vision romantique aussi erronée que celle présentant les Roms comme des « voleurs de poules ». Comme dans de nombreuses autres sociétés, l’exploitation, le patriarcat, le contrôle pesant du groupe sur l’individu existent et ne peuvent être ignorés. D’autre part, le danger, qui n’est pas propre aux anarchistes celui-là, serait de considérer les populations romanis comme plus marginales, plus inorganisées que les autres populations, leur niant ainsi toute culture et toute organisation sociale propre.
Pour éviter toute vision romantique comme toute « diabolisation » (et les secondes sont nettement plus nombreuses que les premières), et afin de définir clairement ce dont nous parlons, il est nécessaire avant toute chose de s’arrêter un instant sur la signification du terme « Rom », sur ce qui constitue l’identité collective de la « nation romani » avant de se pencher sur l’originalité de son organisation sociale et sur son histoire.
Pourquoi le terme de « Rom » ?
(...)
Les Roms peuvent faire valoir une multitude de différences d’un groupe ou d’une région à l’autre mais ces différences seront toujours considérées comme moindres qu’avec des non-Roms. L’organisation sociale reposant sur un certain nombre de valeurs communes est l’une des caractéristiques essentielles de cette différenciation avec les « gadjo ».3
Les Roms sont-ils une nation sans territoire ? (...)
La question du territoire est une problématique essentielle car elle permet d’introduire l’originalité du fonctionnement des sociétés romanis. Beaucoup dénient, aujourd’hui encore, la qualité de nation (dans le sens de communauté humaine qui possède une unité historique, linguistique et économique plus ou moins forte) aux Roms du fait de l’inexistence d’un « pays » rom.
Qu’ils forment une nation, cela ne fait aucun doute pour tous les militants de la cause romani qui l’affirment haut et fort depuis des décennies notamment au sein de l’Union romani internationale 4, mais une nation sans appareil d’État, qui n’a pas fixé de limites rigides à l’espace où s’exercerait sa souveraineté. Les Roms n’ont pas de pays propre et reconnu, qu’ils administreraient à la manière d’un État moderne. Cela ne signifie pas qu’ils soient une nation sans territoire. En réalité, on pourrait dire qu’ils forment une nation aux territoires multiples et variants que chacune des composantes délimite et structure. Comme le souligne l’ethnologue Alain Reyniers, ces territoires sont définis et utilisés en fonction des besoins économiques ou des relations familiales. (...)
Les cadres étatiques avec leurs lots de législations, de contrôles douaniers ou de fiscalité, ne représentent aucune nécessité et aucun intérêt pour ces personnes et constituent au contraire une entrave à leur mode de vie.
Cette conception du territoire comme espace vécu fait que c’est l’homme qui construit le territoire à sa mesure et non le territoire qui cloisonne l’activité humaine sur un espace préalablement délimité. Cette notion d’espace vécu est utilisée en géographie pour exprimer l’addition de plusieurs espaces qui se complètent. D’après le géographe A. Frémont, qui a défini le concept d’espace vécu 5, celui-ci serait la réunion de l’« espace de vie » comme ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social et de l’« espace social » comme ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social en y ajoutant les « interrelations unissant ceux-ci »6. Cette notion est très utile pour comprendre la territorialité romani qui s’attache à des lieux de vie, à des itinéraires ou à des lieux d’activités professionnelles. Le territoire n’est ni plus ni moins que la somme des endroits où l’on a quelque chose à faire.
Aucun besoin de barrière, de frontière car les limites sont fluctuantes au gré des nécessités économiques ou des relations de tous types. Ce territoire n’est ni à défendre ni à conquérir et, au contraire, la liberté de circulation devient un des gages du fonctionnement social. Cela n’exclut pas les conflits entre groupes sur des questions spatiales comme dans le cas de zones d’exercice de métiers. (...)
L’originalité de l’organisation sociale des Roms ?
La diversité des situations géographiques, économiques ou religieuses entraîne de nombreuses difficultés pour la définition d’un fonctionnement social « type » des sociétés romanis. Cela d’autant plus qu’existent, entre différents groupes ou au sein d’un même groupe, des différences de richesse, de niveau de vie, d’attachement aux valeurs traditionnelles ou d’imprégnation de celles des sociétés environnantes. Pour simplifier, nous ne nous attarderons que sur les types de fonctionnement « traditionnels ».
Que ce soit dans des campements, des quartiers quasi « ghettoïsés » ou des résidences, la structure de base des sociétés romani est la cellule familiale élémentaire et la réunion de ces cellules élémentaires. La famille est la « mesure de toute chose ». La solidarité familiale est totale, tous y participent et tous en bénéficient, vieux et enfants compris. Le pendant de cette omniprésence familiale est la subordination des désirs ou de la volonté de l’individu à celle de la famille puis du clan. (...)
Les travaux de J.-P. Liégeois ont permis de mieux connaître les critères et le fonctionnement du contrôle social dans les sociétés romanis. Le besoin de maintenir la cohésion sociale s’est traduit par la volonté de réparer ou sanctionner tout acte contraire aux règles communautaires. Nous l’avons dit, la recherche du consensus est donc une nécessité pour les Roms, induite par l’absence d’une autorité supérieure commune. La résolution des différents entre groupes ou familles passe par une concertation communautaire, une assemblée, voire dans certains cas, une cour de justice. Ces assemblées ou ces cours de justice (les kris), qui n’existent pas pour tous les groupes, sont composées des hommes « chef de famille » choisis en fonction des gages qu’ils ont donnés au sein de la communauté. Le pouvoir de la kris ou de l’assemblée ne dépasse jamais le cadre pour lequel elle a été réunie. Des sanctions peuvent être prises, allant de la réparation du dommage au bannissement de la communauté. La réprobation générale ou la mise à l’écart tiennent lieu de moyen d’assurer le respect des décisions de l’assemblée. Pour être respectées, ces décisions ou sanctions doivent donc, avant tout, être acceptées par l’ensemble de la communauté, d’où la recherche du consensus. Il n’y a ni police ni mandaté particulier pour faire respecter ces décisions.
Bien que non étatique, ce contrôle social à l’intérieur des sociétés romanis traditionnelles amène certaines interrogations qui relativisent l’image « romantique » que nous pourrions en avoir. Certaines des valeurs qui les sous-tendent (comme les notions de pureté et d’impureté, le sens de l’honneur viril, le patriarcat) et des conséquences qu’elles impliquent (la nécessaire virginité des filles, la domination masculine, l’intrusion du groupe et encore plus de la famille dans la vie de l’individu) ne laissent que peu de place aux désirs de l’individu. Encore une fois, il s’agit d’être clair, ces valeurs ne sont pas partagées par tous les Roms, pas plus que les soi-disant valeurs nationales sont partagées par tous les Français. Ce sont simplement des valeurs traditionnelles dans lesquelles bon nombre de Roms, notamment parmi les plus jeunes et les plus militants, ne se retrouvent pas.
Il apparaît clairement qu’un mode de fonctionnement social sans appareil d’État ne garantit pas à lui seul une liberté sans entraves. Pas plus que la démocratie directe n’assure à elle seule un fonctionnement libertaire, le fédéralisme n’est la seule condition de l’émancipation de l’individu dans leur société. (...)
Le fait d’avoir une organisation sociale originale signifie-t-il que les Roms échappent aux règles des sociétés environnantes et au contrôle de l’État ?
Sûrement pas, pas plus que les banlieues pauvres, et contrairement à ce qu’une partie de la presse tente de nous faire croire, les quartiers ou les campements romanis ne sont pas des « zones de non- droit » dans lesquels la police n’oserait pas intervenir.
On peut distinguer dans l’Histoire comme dans l’actualité trois types d’attitude des États et de leurs agents envers les populations romanis : la criminalisation, l’exclusion ou l’assimilation. (...)
La période la plus funeste de l’histoire des Roms fut sans conteste celle de la terreur imposée par les nazis et leurs sbires en Europe. L’ouvrage de Claire Auzias sur le « samudaripen » – le génocide des Roms 11 – est une véritable mine d’informations qui offre un tour d’horizon complet et concis tant sur la volonté exterminatrice des nazis à l’encontre des populations romanis que sur la politique anti-Rom du régime de Vichy. L’horreur portée à son comble pour un peuple qui, pourtant, ne subissait pas, là, ses premières persécutions.
Les Roms avaient réussi à survivre et à conserver leur identité malgré les multiples arsenaux répressifs des États européens de l’époque moderne. (...)
Des régimes pro-nazis en Europe
se distinguèrent par la sauvagerie avec laquelle ils s’employèrent à exterminer les populations romanis. Ce fut le cas de « l’État indépendant de Croatie » dirigé par les oustachis d’Ante Pavelic (40 000 Roms trouvèrent la mort dans le camp de Jasenovac entre 1941 et 1945) et de la dictature dirigée par Antonescu en Roumanie. Entendant lutter contre les « risques de dégénérescence de la “race” roumaine du fait de l’assimilation des Tsiganes », des campagnes de stérilisation furent entreprises dès 1941. En 1942, le recensement des Roms fut le préalable à leur déportation dans la province roumaine de Transnistrie d’où beaucoup ne revinrent pas, victimes de la faim, du froid, du typhus. On estime entre 30 000 et 50 000 le nombre de Roms qui périrent sous le régime d’Antonescu.
Le chiffre de 500 000 victimes romanis des politiques d’extermination est le plus souvent avancé et accepté. Mais le travail des historiens ne fait que commencer et les recherches à venir devraient permettre de mieux connaître ces heures sombres et leurs conséquences. Nous aurions pu croire, après une telle barbarie, à une prise de conscience des malheurs de ce peuple, à un moment de répit et à la volonté des sociétés européennes de combattre les « petits » préjugés qui mènent aux grands crimes. Hélas, les préjugés et les stéréotypes avaient encore de « beaux jours » devant eux. C’est sans surprise, mais avec tristesse, que nous découvrîmes la situation des Roms en Europe de l’Est après la chute des régimes « communistes », dans ces sociétés qui s’étaient délivrées du totalitarisme mais n’avaient pas su prendre garde aux haines ancestrales, un temps étouffées, qui remontaient à la surface entraînant en ex- Yougoslavie des faits que l’on aurait pu croire d’une autre époque. (...)
L’absurdité et l’horreur prirent toute leur dimension durant le conflit bosniaque où les Roms de cette province, majoritairement musulmans, eurent à subir les exactions des milices nationalistes croates et surtout serbes. Dans les régions sous contrôle des milices des nationalistes serbes de Bosnie, les massacres, les viols, les déplacements de population se multiplièrent. (...)
La « patrie des droits de l’homme » a-t-elle été celle des droits des Roms ?
Le 20 août 1995, un enfant rom de 8 ans est abattu par un policier français au poste frontière de Sospel. Cet enfant appartenait à un groupe originaire du Sandjak (région de Serbie frontalière de la Bosnie) qui avait tenté de passer le poste frontière sans s’arrêter.
Ces Roms, demandant, après le drame, l’asile politique furent déboutés par l’OFPRA qui considéra que ces « Tsiganes ne provenaient pas d’une région en guerre ou d’une zone troublée ». Trente-huit d’entre eux furent reconduits à la frontière italienne. Les protestations des associations d’aide aux demandeurs d’asile, s’appuyant sur des rapports internationaux prouvant les dangers encourus par les Roms et relatant les exactions commises à l’encontre des minorités dans cette région, n’y firent rien. Ces rapports pourtant explicites, ne suffirent pas à convaincre (mais cela eût-il été possible ?) les autorités françaises retranchées dans leurs fantasmes de déferlantes de Roms en provenance des pays de l’Est. Ce cas est significatif de l’attitude de défiance manifestée par les autorités françaises depuis le xixe siècle envers les populations romanis. (...)
« Entre le désir de l’État de les voir s’installer et celui des élus locaux et d’une grande partie de la population de les voir circuler, les gens du voyage sont dans une situation paradoxale : il leur est imposé de se sédentariser sans que personne ne souhaite qu’ils puissent le faire. »
Cette situation paradoxale n’est pas nouvelle et s’est traduite, de tout temps, par une sédentarisation progressive et ségréguée. Les populations « autochtones », dans leur grande majorité, ne voulant pas de familles romanis dans leurs quartiers ou déménageant quand celles-ci venaient à s’installer. Le fantasme du « voleur de poules » est aujourd’hui encore très tenace.
Cette sédentarisation s’est faite, la plupart du temps, dans les quartiers les plus délabrés ou en voie de « taudification » des centres villes ou plus récemment dans les barres des banlieues des grandes villes. Abandonnés à leur triste sort, ces quartiers accumulent, aujourd’hui, les problèmes sociaux de tout type. L’association Médecins du monde, dans un rapport publié en 2001, dresse un sombre tableau de la situation de nombreux groupes de Roms en France, Allemagne, Italie, Grèce, Espagne et Portugal (...)
À n’en pas douter, les difficultés que rencontrent les Roms aujourd’hui sont le résultat de siècles de préjugés et de répression entretenus et encouragés par les autorités centrales et locales à l’écoute des fantasmes des populations qu’elles ont, elles-mêmes, contribués à façonner et à répandre, jouant habilement des stéréotypes pour imposer des modes de vie plus conformes à l’ordre social qu’elles voulaient imposer.
Une origine méconnue et un mode de vie original couplés à une organisation sociale différente sont des éléments à charge apparemment suffisants pour être d’abord pourchassés, bannis puis fichés, enfermés, surveillés, sédentarisés, « ghettoïsés », pour enfin être laissés à l’abandon dans des quartiers sordides. L’État français, comme les collectivités locales, refusent d’admettre leur responsabilité historique dans cette situation et persistent au contraire dans la même démarche ségrégative.
Quelles perspectives ?
À la faveur de la chute des régimes « communistes », une nouvelle conscience romani s’est développée, d’abord en Europe de l’Est puis en Europe de l’Ouest. En 1995, l’hebdomadaire Courrier international titrait à sa une : « Les Roms : naissance d’une nation ». Deux axes de revendications, pas forcément contradictoires, virent alors le jour au sein d’associations romanis et chez les intellectuels roms :
– Soit en faveur de la reconnaissance collective des Roms comme minorité nationale dans chaque État impliquant un certain nombre de droits dans le domaine politique, culturel ou relatifs à l’éducation.
– Soit pour la défense des droits individuels des Roms, dans l’optique d’une égalité des droits de tous les citoyens.
Autant dire tout de suite que cette volonté légitime des Roms d’être considérés comme des citoyens à part entière (reposant sur le postulat tronqué de l’égalité des droits dans les démocraties libérales) fut très rapidement déçue. Les nouvelles autorités « démocratiques » des pays de l’Est remirent rapidement les Roms à leur place de « citoyens de seconde zone » (en supposant que tous les autres soient dans la première).
La revendication du statut de minorité nationale fut parfois satisfaite, notamment en Roumanie et en Macédoine. Cette reconnaissance fut en réalité le prétexte à une instrumentalisation des Roms et de leur image au niveau national et international. (...)
Suite aux illusions perdues, les revendications et les axes de luttes prennent depuis peu une nouvelle tournure. Face au désintérêt ou à l’hostilité des autorités publiques, de plus en plus de militants semblent s’orienter vers la promotion de l’auto-organisation au sein des communautés. Dans le Sud de la France, cela est sensible dans les quartiers où les associations animées par des Roms et des Romis se multiplient et où des contacts avec d’autres associations sont noués. À nous aussi de répondre aux timides et encore peu nombreux appels de ces militants qui ont décidé de prendre leur destin en main et qui, pour la plupart, remettent en cause les valeurs traditionnelles les plus pesantes pour l’individu. Rappelons-nous que le désintérêt des militants antiracistes, antifascistes ou libertaires (qui ne sont pas non plus exempts de tout préjugé) a contribué à jeter bon nombre de Roms dans les bras des pentecôtistes et autres évangélistes auprès desquels ils trouvèrent une écoute. À bon entendeur...