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Longtemps objet de mythes, l’attitude de Pie XII face à la Shoah et aux persécutions antijuives peut enfin être justement évaluée à l’aune des archives. Nina Valbousquet le montre de manière très convaincante : c’est de tiédeur dont il faut parler, non d’impartialité.
Le passionnant ouvrage de Nina Valbousquet relève d’une série de coups de maîtresse par sa connaissance des archives et de l’historiographie, sa méthodologie, son écriture, son érudition : un livre d’histoire complet, pour ne pas dire total. L’auteure affiche les couleurs dès le titre, emprunt à Albert Camus commentant, dans un article publié dans Combat, la prise de parole radiophonique du pape Pie XII à Noël 1944. Si le pape soutenait enfin la cause des Alliés et de la démocratie face au nazisme, on était loin de la « clarté » exigée par Camus – quatre occurrences en quelques lignes – ce qui faisait conclure à l’écrivain engagé : « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants ». Car, pour Camus, il y avait un « mal », les « agissements des dictatures », et il continuait à penser, déçu une fois de plus, que la parole du pape devait les dénoncer.
Les archives sans le fétichisme
Tout le livre de Nina Valbousquet s’attache à démontrer ce que sont « ces âmes tièdes », face au « mal », non seulement l’âme du pape, mais aussi celles de tout son entourage, d’une hiérarchie complexe dont elle connaît parfaitement les rouages. (...)
« Impartialité » ou plutôt silence assumé ?
Le sous-titre est très important, car le livre ne traite pas du Vatican face au nazisme, aux dictatures, mais face à la Shoah. La question posée est à la fois plus réduite que l’immensité des enjeux de la Seconde Guerre mondiale, et aussi plus en phase avec les questionnements nés à partir des années 1960, quand l’extermination des Juifs d’Europe est devenue « l’astre noir » pour comprendre nos sociétés : le pape, ses pouvoirs temporels et spirituels, la persécution puis la mise en œuvre du génocide des Juifs (terme créé par Raphaël Lemkin entre 1943 et 1944), des massacres de masse à l’Est aux déportations vers les sites d’extermination. La question est : pourquoi et comment, face à toutes les informations remontées, les « silences », les contradictions, voire les compromissions de la hiérarchie vaticane ? La photographie de la couverture du livre, où le pape est montré de trois quarts dos, comme absorbé par un monde qui n’est pas celui où il vit avec les autres hommes, est particulièrement bien choisie.
Nina Valbousquet poursuit les enquêtes inaugurées par le maître de tous les historien.nes de cette période (...)
L’auteure qui connaît parfaitement l’historiographie se décide pour une forme de micro-histoire, l’étude de dossiers spécifiques pendants, ainsi le choix des mots dans les discours du pape, les interventions dans les camps d’internement, la spécificité de l’intérêt limité aux Juifs convertis au catholicisme. Elle connaît tous les rouages, éclaire les nouveautés – ou non – apportées par la consultation de nouvelles archives, et tout cela en quatre ans seulement, de l’ouverture des archives à la publication, un tour de force. (...)
Avec cette méthode exemplaire, Nina Valbousquet peut désormais conclure : oui, le silence du pape sur la Shoah sur laquelle il était fort bien informé dès 1941 a été pesant, pesé, et définitif, ce qui n’a pas empêché des tentatives et des réussites de sauvetage, mais dans quel but ? L’idée d’impartialità (la neutralité du pape) n’est-elle pas comme les « tiédeurs » du Comité International de la Croix-Rouge dès que le premier croit que la moindre tentative de dénoncer les nazis mettrait en danger de représailles les catholiques allemands ou européens, et que le second s’inquiète du sort des prisonniers de guerre pour lesquels il a avant tout mandat ? Tout au long des années 1939-1945, la ligne ne change pas : mieux vaut ne pas trop démontrer son hostilité au nazisme au risque de voir apparaître pire… Mais qu’est-ce qui pouvait encore être pire, comme on le voit pour les deux « Statuts des Juifs » et la politique de Vichy à leur égard en France par exemple ? Un mythe se forge après la guerre pour défendre le pape parmi les catholiques et particulièrement les historiens catholiques : Pie XII aurait eu la certitude d’un danger immense couru par les catholiques allemands et européens s’il intervenait pour les Juifs ; certains enseignaient encore cela dans les universités dans les années 1980. Pourtant, dans toute la première partie, l’auteure témoigne de la persistance au Vatican du vieux fond de l’antijudaïsme puis de l’antisémitisme chrétien, nonces et évêques n’hésitant pas à reprendre l’argument (à Vichy par exemple) des « Juifs fauteurs de guerre ». (...)
L’auteure montre de façon très subtile que si sauvetage il y a bien eu tant que cela était encore possible, en particulier par l’aide à l’émigration, il ne s’agissait pas de celui des êtres humains persécutés, mais de celui des âmes. En effet, seuls les Juifs convertis ou, selon la formule pleine de sens, les « catholiques non aryens » c’est-à-dire convertis, peuvent profiter des « bienfaits » du Vatican. La focale posée sur la filière brésilienne, ses réussites et ses échecs est efficace pour montrer qu’avant même le génocide, les silences sont plus forts que les dilemmes, et que de dilemmes il n’y a plus quand les Juifs ne sont plus juifs, mais catholiques.
C’est aussi la voix des Juifs retrouvée dans les documents que Nina Valbousquet fait entendre, leur redonnant l’agentivité que bien des études sur la Shoah et en particulier sur les Églises face à la Shoah ont eu tendance à oublier. Elle aurait pu développer un peu plus le fait que Churchill et Roosevelt, comme Pie XII, ont été avertis très tôt de la spécificité de l’extermination des Juifs et qu’aucun d’entre eux n’a pris la mesure de la catastrophe qui se déroulait en même temps que la guerre. Ils ont tous pensé, à commencer par Pie XII, que l’extermination des Juifs était un détail parce que cela arrangeait leur politique et, pour le pape, sa foi, y compris au moment de la déportation des Juifs de Rome en 1943 pendant laquelle il continua à se méfier plus des Juifs que de leurs bourreaux. (...)
Le temps nécessaire à l’approfondissement des travaux dans les archives ne devrait pas remettre en cause le schéma d’interprétation de Nina Valbousquet. Il est d’ailleurs accepté par l’actuel pape qui fait tout son possible pour essayer de comprendre son et ses prédécesseurs, si différents de lui face à l’horreur dont ont été alors capables les humains. Mais tant d’autres génocides, d’autres violences extrêmes continuent à ne pas remuer « les âmes tièdes » qui ont pourtant au moins le pouvoir de dire non.