
Quels sont les effets de la rationalisation économique sur les services publics ? Nadège Vezinat éclaire de manière nuancée les logiques institutionnelles qui affaiblissent les administrations de l’État social, leurs agents et, au-delà, les droits de tous les usagers. (...)
Le retrait de l’État, auquel nous assistons depuis les années 1980, signe-t-il la fin du service public ? À cette question, Nadège Vezinat apporte une réponse nuancée : le service public serait plutôt « empêché ». Dans un livre dense, la sociologue se livre à un diagnostic circonstancié, nourri de ses propres recherches sur La Poste et des travaux désormais nombreux sur les difficultés rencontrées par les services publics depuis plusieurs décennies.
L’ouvrage de Nadège Vezinat documente minutieusement le « cercle vicieux » qui risque de mener les services publics à leur « crépuscule », et que l’autrice avait déjà présenté ici même. Au nom du désendettement de l’État, les services publics sont soumis à une exigence de rentabilité qui conduit à leur dégradation, laquelle les rend à la fois moins efficaces et moins rentables, ce qui motive leur privatisation au moins partielle et conduit à la segmentation des publics, toujours plus sollicités pour prendre en charge le coût des services qui leur sont offerts. (...)
Elle rend ainsi compte de l’écart béant qui sépare d’un côté les principes au nom desquels ces réformes sont menées et de l’autre leurs conséquences sur les services publics.
Les faux-semblants de la rationalisation économique (...)
la plupart des recettes qu’ils pourraient engranger sont captées par d’autres : les entreprises privées profitant de l’ouverture à la concurrence de tel ou tel service pour écrémer ses sous-marchés porteurs, l’État lui-même quand il opère des prélèvements sur leurs excédents. (...)
À l’hôpital par exemple, la réduction du nombre de praticiens hospitaliers titulaires a pour contrepartie l’explosion des vacations intérimaires, tandis que les restrictions qui touchent les politiques de prévention entraînent un surcoût lié à la prise en charge de pathologies qui auraient pu être évitées. Plus généralement, les réformes auraient tendance à encourager les économies de court terme au détriment d’investissements nécessaires aux équilibres budgétaires à plus long terme.
Dans un même ordre d’idées, l’ouverture à la concurrence des services d’intérêt économique général, présentée par ses artisans comme vertueuse, profite moins au secteur public qu’au secteur privé, et, au sein du secteur privé, à certaines entreprises plus qu’à d’autres. (...)
L’introduction du New Public Management ne paraît pas plus profitable. Mis en compétition sous couvert d’émulation et d’excellence, dans leur emploi ou pour répondre à des appels d’offres, les agents des services publics tendent à consacrer plus de temps à des tâches administratives qu’à la satisfaction des usagers, à reporter sur eux une partie des tâches et des coûts jusqu’ici supportés par le service public, voire à sacrifier les intérêts des bénéficiaires au profit de leur propre avancement professionnel, parfois clairement déconnecté de la qualité des services rendus.
Le dernier chapitre insiste sur la souffrance au travail que provoquent ces mutations chez de nombreux agents, qui se sont généralement tournés vers ces emplois au nom du service public et qui se voient désormais « empêchés » par ces nouvelles contraintes budgétaires et normes managériales. (...)
Nadège Vezinat reste très prudente sur le rôle de l’Union européenne comme sur les intentions présidant à ces mesures manifestement contre-productives. À l’issue de sa démonstration, on ne peut cependant que s’interroger sur les motifs affichés : s’il s’agissait vraiment d’améliorer la gestion de l’argent public en réduisant certes les dépenses, mais en les rendant plus efficaces, pourquoi ne pas reconnaître, au bout de tant d’années d’expérimentation, que le remède était finalement pire que le mal ? Comment imaginer, dans des sociétés démocratiques, que les responsables de ces politiques infructueuses n’aient pas eu à rendre des comptes et soient encore au pouvoir ?
Car, comme le souligne l’autrice à plusieurs reprises, il s’agit bien d’un choix politique, celui de privatiser un certain nombre de dépenses plutôt que de les mutualiser, et ce, au nom de la raison économique. Quand on compare les dépenses de santé des États-Unis et de la France, on a pourtant de quoi douter (...)
Sauver le service public
Nadège Vezinat n’est bien sûr pas dupe. Dans un monde où la petite musique de la responsabilité individuelle joue sur fond de mise en question de l’impôt et de dénigrement des fonctionnaires, l’objectif est moins la bonne gestion des services publics que le démantèlement de l’État social, quoi qu’il en coûte. Sans toujours le dire explicitement, le livre pose ainsi la question des fondements du service public (...)
Ce que montre bien cet ouvrage, c’est que le projet politique qui sous-tend l’existence des services publics tend à perdre en lisibilité, y compris chez certains de leurs défenseurs les plus ardents. Nadège Vezinat semble dire que ce brouillage est essentiellement dû à la multiplication des opérateurs privés, associations ou entreprises, qui assurent de plus en plus de missions d’intérêt général, aux conditions du privé. Elle livre ainsi, le plus souvent en creux, une défense du service public assuré par l’État, par des agents relevant du statut de la fonction publique – au sens wébérien, à savoir recrutés sur concours, à vie, selon une carrière déterminée par des grilles d’avancement fixées à l’avance. Soustraits aux règles du marché comme aux pressions politiques, ces fonctionnaires peuvent mieux que tout autre répondre aux exigences du service public : impersonnalité, impartialité, universalité.
Le « solidarisme renouvelé » que l’autrice appelle de ses vœux paraît ainsi passer par l’État, qui, au nom de l’interdépendance des individus, interviendrait pour égaliser les chances, dans un contexte où la position sociale des uns leur a ouvert des portes que le hasard de la naissance a fermées aux autres. (...)
Nadège Vezinat, Le service public empêché, Paris, Puf, 2024, 368 p., 24 €.