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Street Press
« Le client ne souhaite pas recevoir un technicien arabe »
#racisme #internet #soustraitance
Article mis en ligne le 29 avril 2024
dernière modification le 25 avril 2024

« Sale blédard », « mon chien n’aime pas les arabes », « vous volez le pain des Français », les techniciens de maintenance de ligne internet, tout opérateur confondu, racontent les interventions difficiles et les agressions racistes.

« Ce client est raciste et insultant, faites attention. »

Les messages vont à l’essentiel : le but est avant tout d’avertir. C’est par la suite, lorsque ces salariés se croisent chez un client ou au central téléphonique, qu’ils échangent plus longuement. (...)

« Nous, on ne la sent pas : on est tous étrangers, avec les mêmes galères dues au même travail. » Mali, Sénégal, Algérie, Maroc… la quasi-totalité de ces travailleurs sont racisés, pour certains étrangers, et en sous-traitance. « On se soutient, on se conseille, on se met en garde car on a tous déjà vécu ce racisme au moins une fois. » (...)

Les techniciens tentent de poser leurs limites, quitte à perdre une intervention. À Marseille, Farid (1), spécialisé dans la fibre chez Free, a refusé d’en réaliser une : il aurait salué ses clients en entrant chez eux, sans réponse. Avant d’entendre la cliente dire à son mari : « Et voilà, encore un arabe ». Abandonner l’intervention a aussi été le choix de Sofiane (1), technicien SFR en Île-de-France. Lorsqu’il a tendu la main pour saluer sa cliente, elle lui aurait tourné le dos en lui lançant :

« Je ne vous serre pas la main. Vous volez le pain des Français. »
(...)

Pour éviter toute plainte ou emportement du client, calme et patience sont de rigueur. Écouter, taire son point de vue. Yassine (1), sous-traitant pour Bouygues depuis 2020 à Lille, a dû endurer les propos d’un ancien expatrié en Algérie pendant plusieurs heures. C’était en 2021. Assurant que les techniciens étrangers sont une main-d’œuvre moins chère mais moins qualitative que les Français, le client aurait ensuite justifié l’ascension d’Éric Zemmour en affirmant : « Les Maghrébins ne s’intègrent pas. C’est à vous de raisonner ces gens : vous vous comprenez mieux entre vous ». (...)

Au-delà de ce discours, « il y avait une sorte de rapport maître/esclave », relate le technicien. Le client l’aurait suivi durant toute l’installation et lui aurait donné des ordres : « Faites ça proprement », « nettoyez bien le sol », ou encore « remettez le ramasse-poussière là-bas ». Plusieurs confient avoir déjà été enfermés à double tour au domicile de leur client, interdits de sortir jusqu’à ce que la ligne soit rétablie. D’autres auraient été contraints d’enlever leurs chaussures de sécurité pour accéder aux domiciles des clients, bien que ce soit illégal et dangereux : le cliché de « l’Africain sale » selon eux. Pas d’insultes. Un racisme silencieux.

L’ensemble des techniciens interrogés assurent par ailleurs avoir vécu au moins une suspicion ou accusation de vol. Un autre stéréotype particulièrement coriace (...)

Toutes ces humiliations ont d’importantes répercussions sur la santé mentale des techniciens. (...)

De cette situation précaire, de l’angoisse de perdre son travail et par extension ses papiers, découlent une difficulté à dénoncer le racisme auprès des opérateurs ou des autorités publiques. Après sept ans de combat, Jelani espère pouvoir obtenir sa carte de résident de 10 ans cette année, et réfléchit petit à petit à dénoncer les cas de racisme. Mais « avec toutes les démarches qu’on a pour demander ou renouveler notre titre de séjour chaque année, on a ni l’argent, ni le temps, ni l’énergie nécessaire pour dénoncer ou déposer plainte », soupire-t-il. D’autres collègues en situation irrégulière envisagent encore moins de se faire entendre, de peur que cela leur porte préjudice au moment de déposer leur demande de régularisation.

Spécialisée en droit des étrangers, l’avocate Louise Alwena Hubert confirme : « Mes clients n’ont jamais voulu porter plainte ou que je contacte leur patron ». (...)

« Il y a deux problématiques : l’absence de connaissance de leurs droits, mais aussi la peur et le sentiment d’illégitimité à les faire valoir. »

(...)

Que disent Orange, Free, SFR et les autres ?

Si les techniciens sont découragés aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils ont vu leurs collègues essayer de relayer leurs expériences, sans succès. Le recours à la sous-traitance en cascade par les opérateurs les limite fortement dans leurs démarches. « Pour remonter ces histoires jusqu’au responsable régional de l’opérateur, il faut passer par plusieurs patrons », déplore Amar (1), technicien sous-traitant pour Orange depuis 1992. En plus de 30 ans de carrière, il raconte n’avoir réussi qu’une seule fois à faire remonter le cas d’une cliente raciste jusqu’à l’opérateur. Résultat : Orange aurait demandé à son sous-traitant de « gérer ça en interne et de confier l’intervention à un autre technicien ». (...)

Les techniciens sous-traitants ne manquent pas d’idées pour améliorer leurs conditions de travail. Jelani énumère : « Il faudrait mettre en place une cellule qui gère ces cas ; une application pour signaler ; expliquer les démarches à suivre si le technicien a besoin d’un suivi psychologique ou veut porter plainte. » En attendant, le groupe WhatsApp est « notre seul moyen de résistance ». « On signale les clients entre nous. On essaie de se rendre justice comme on peut. »