L’arrivée de Léa Salamé au 20h de France 2 a été annoncée en grande pompe. Publicité, portraits à sa gloire : impossible de passer à côté. Plusieurs mois après son arrivée, quel bilan tirer de ce changement au sein de ce qui est parfois présenté comme le « vaisseau amiral » de la chaîne publique ? Au-delà des « bourdes » et autres « moments gênants » largement commentés par ailleurs [1], que nous raconte le 20h de Léa Salamé ? Et comment ?
Nous avons regardé les 20h présentés par Léa Salamé entre le 1er septembre et le 31 octobre 2025, soit 31 JT [2]. L’analyse porte sur les reportages, les interventions de journalistes en plateau, les duplex, les interviews et les brèves [3]. Cela équivaut à 482 sujets (auxquels il faut ajouter les brèves) soit environ 23h30 d’information [4].
Près de 50% des sujets (brèves exclues) durent moins de 2 minutes. Très courts, ceux-ci sont principalement diffusés dans la première moitié du 20h, qui dure au total environ 50 minutes. La deuxième moitié du JT est souvent consacrée à un « grand format », qui consiste soit en une série de petits sujets sur la même thématique, soit en un ou deux reportages plus longs. Ainsi, 54 sujets (soit environ 11% des 482 contenus) font plus de 5 minutes et seulement 11 (environ 2%) dépassent les 8 minutes. Le 16 septembre par exemple, un reportage de 10’31 est consacré au trafic de cocaïne. Mais la majorité de ces très grands formats (6 sur 11) sont en fait… des interviews de personnalités politiques.
Le 20h a ainsi consacré une part non négligeable de son temps à des interviews. En durée cumulée, il s’agit même de la première catégorie de sujets (...)
L’« actualité » selon France 2 : un grand zapping
Un premier constat s’impose : « l’actualité » consiste en une suite décousue de reportages sans qu’aucune logique de hiérarchisation de l’information ne se dégage. Ce constat est particulièrement vrai pour la première partie du JT, où les formats très courts s’enchaînent. Cette impression de zapping est accentuée par le choix régulier de la rédaction de saucissonner certaines thématiques (...)
Au-delà de cette discontinuité, un autre aspect du 20h interpelle : l’appétence pour les sujets « magazine » et les « actus insolites ». Assurément, le 20h de Léa Salamé en contient (presque) chaque soir : « Chute libre : un couple à 280 km/h » (1/09) ; « Vol Paris‑Ajaccio : le contrôleur s’endort, l’avion tourne en rond » (17/09) ; « Pêche : le chant des coques » (20/09) ; « Piment : le gout de l’extrême » (30/09) ; etc. Ces sujets, qui représentent un peu moins de 8% de la durée totale des contenus, sont caractéristiques d’un traitement par le prisme du « fait divers » : décontextualisation et déconnexion des aspects sociaux, économiques et historiques, dépolitisation et sensationnalisme. Ils n’en répondent pas moins à la consigne qu’avait fixée la PDG de France Télévisions Delphine Ernotte à Léa Salamé : un 20h « "plus accessible", "moins anxiogène" et [qui] perce sur les réseaux sociaux », selon des propos rapportés par Télérama (1/09). (...)
Insécurité, trafic de drogue et violences : France 2 a peur
36 reportages ont été consacrés aux questions d’insécurité au sens large : agressions, drogue et délinquance routière. Répartis sur 20 JT – soit presque 2 soirs sur 3 ! –, ces sujets sont très souvent construits de la même manière : un « rappel des faits » accompagné d’images « choc », le témoignage des victimes, de proches et/ou des riverains, Léa Salamé accentuant souvent le caractère impressionnant ou « exceptionnel » des faits (...)
Le journalisme de préfecture n’est évidemment jamais très loin : la proximité avec les sources policières est criante… et se révèle d’ailleurs au grand jour dans le cadre de reportages « embedded » – le 17 septembre par exemple, à l’occasion d’un sujet titré « Violences familiales : des policiers en première ligne ».
La combinaison quasi systématique de trois biais – absence de contextualisation, mise en scène spectaculaire et dépendance aux sources policières et/ou judicaires – contribue à imposer un cadrage largement sécuritaire de ce type d’« actualités », lequel prédomine également dans la couverture des mobilisations sociales. Sur les 26 sujets consacrés aux manifestations de septembre-octobre, 14 (soit un peu plus de la moitié) commencent par là : « Mouvement bloquons tout : un dispositif policier XXL » (9/09) ; « "Bloquons tout" : Rennes sous tension » (10/09) ; « 80 0000 policiers mobilisés : le risque des casseurs » (17/09) ; etc. Si les témoignages de manifestants ne sont pas absents (12 reportages), ils prennent la forme de l’inévitable micro-trottoir : comme ailleurs, la dépolitisation fait loi. Quant à la question des violences policières, elle est inexistante, ou tout comme, dans les 20h de Léa Salamé. Ainsi, suite aux manifestations du 18 septembre, elle annonce qu’un correspondant de France TV à Lyon a été blessé mais préfère renvoyer manifestants et policiers dos à dos plutôt que de pointer la responsabilité des policiers (...)
Les enjeux politiques et économiques, en revanche, y occupent une place prépondérante : combinés, ils représentent 134 reportages (soit environ 28% du nombre total de sujets et un peu moins de 23% de la durée totale des contenus étudiés).
La politique entre course de petits chevaux et suivisme gouvernemental (...)
Ces deux mois ont d’ailleurs confirmé une tendance qui préexistait évidemment à l’arrivée de Léa Salamé : l’amour du 20h pour la politique politicienne. « Le pouvoir dans l’impasse : une journée sous tension » (7/10) ; « Crise politique : la journée de la dernière chance » (8/10) ; etc. Les sujets relatant les dernières péripéties de l’exécutif, à coups de citations de députés, de conseillers de l’Élysée ou de Matignon, de « proches » de personnalités politiques, souvent anonymes, ne manquent pas. (...)
En réduisant ainsi les événements aux calculs politiciens de couloir, en reprenant – souvent sans le moindre recul – la communication du personnel politique, le 20h participe activement à la dépolitisation de la politique.
Le suivisme à l’égard du pouvoir continue lui aussi d’aller bon train
Concernant les débats autour du budget par exemple, seule la vision de l’exécutif a eu droit de cité. Le projet politique porté par le gouvernement Lecornu a ainsi bénéficié de plusieurs reportages
Si des critiques voient le jour ici ou là, le cadrage de l’exécutif n’est pas remis en question : « il-faut-baisser-les-dépenses ». Dans le même temps, les contre-projets des oppositions, mais aussi ceux des syndicats ou des ONG, sont maintenus totalement hors-champ dans le 20h, qui se contente de médiatiser certaines propositions débattues à l’Assemblée nationale et/ou très discutées dans le débat public (la taxe Zucman par exemple).
Bref, le message est simple : « il n’y a pas d’alternative ». Et si cet agenda à sens unique n’avait pas clarifié les choses, les interviews sont là pour enfoncer le clou. (...)
Économie, social : le triomphe de l’orthodoxie
S’agissant des enjeux économiques non plus, le pluralisme n’est pas au rendez-vous. (...)
Comme nous le décrivions dans un épisode de « 4e pouvoir », « l’objet est moins d’informer des citoyens sur le système économique capitaliste dans lequel ils vivent que de donner à des individus les recettes pour évoluer au mieux à l’intérieur de ce système. »
La question du coût de la vie, typiquement, est presque uniquement abordée sous cet angle (...)
les sujets en question ne portent jamais sur les causes de ces problèmes et s’accompagnent encore moins d’une remise en question des acteurs et des politiques qui en sont responsables.
À cet égard, le monde économique – très souvent réduit au témoignage de quelques chefs d’entreprise, parfois accompagné de celui de quelques salariés – apparaît la plupart du temps comme un spectateur passif, quand il n’est pas décrit en victime de l’instabilité politique (...)
Reprenant le leitmotiv médiatico-politique d’une dette insoutenable qu’il faut à tout prix baisser, le 20h ne questionne jamais cette vision du monde. Certains reportages ont beau souligner les difficultés auxquelles sont confrontés certains acteurs – économiques, généralement… – face à la réduction des budgets, les journalistes n’en tirent aucune conclusion. La dette apparaît ainsi comme le principal (si ce n’est le seul) indicateur utilisé pour évaluer les politiques publiques. Le reportage consacré à la réforme des retraites en Italie – « Italie : travailler plus pour réduire la dette » (29/09) – fournit un bon exemple de ce cadrage général passablement orienté, résumé par la journaliste de France 2 en fin de sujet : « Une loi difficile pour les travailleurs, mais indispensable pour les finances publiques italiennes. »
Les conditions de travail de ces travailleurs ne sont pas, quant à elles, considérées comme un indicateur pertinent pour évaluer une politique publique. Aucun responsable politique n’est d’ailleurs questionné sur cet enjeu dans le 20h de Salamé. À l’exception d’un reportage consacré à des travailleurs saisonniers au Maroc (1/10), cette question est reléguée aux marges et le temps de parole des travailleurs excède rarement la dizaine de secondes. (...)
Quel que soit l’angle par lequel on observe le traitement des questions économiques et sociales, un seul constat s’impose : sans grande surprise, le prêt-à-penser néolibéral triomphe dans la grand’messe du 20h, qui n’hésite pas à recourir aux pires clichés de l’idéologie dominante. Le « grand format » du 20 octobre en a donné un exemple caricatural. Sobrement intitulé « Bienvenue en Absurdistan » [8], l’annonce lors des titres par Léa Salamé donne le ton : « On vous emmène ce soir au pays de l’absurde : et malheureusement, c’est chez nous. On a enquêté sur ces normes qui rendent fous les chefs d’entreprise, sur ces ponts construits pour rien, sur ces documents administratifs qu’on met des heures à remplir. » Composée de 4 reportages [9], cette « page spéciale » reprend à son compte une obsession historique de la droite traditionnelle et de l’extrême droite – le poids des « normes » et le carcan de l’État « mammouth » – sur un ton sensationnaliste et tapageur que ne renierait sans doute ni RMC, ni Europe 1 (...)
Les aspects environnementaux et sociaux sont quant à eux absents de cette page spéciale.
L’écologie, grande oubliée
Avec un peu moins de 25 minutes cumulées réparties sur 9 jours, les sujets liés à l’écologie n’ont pas fait l’objet d’une couverture supérieure à celle du procès Jubillar (environ 24 minutes cumulées) [11] ! Cette invisibilisation se mesure également au fait qu’aucun responsable politique n’a été interrogé sur des enjeux environnementaux, et encore moins sur l’impact écologique de son programme économique. Au 20h, l’impact environnemental n’est d’ailleurs jamais considéré comme un indicateur pertinent lorsqu’il s’agit de discuter d’une mesure économique : il en va, là encore, d’un angle mort structurant dans les grands médias.
« Pire » : dans les reportages liés à l’environnement, la part consacrée plus spécifiquement au réchauffement climatique est... quasi nulle (...)
Bref, comme le veut le mode de traitement dominant des enjeux environnementaux, les causes sont systématiquement éludées au profit de la télégénie des catastrophes et de la description des conséquences, notamment économiques.
L’information internationale en courant alternatif
Avec 92 reportages pour environ 3h48 (brèves inclues), on pourrait considérer que l’information internationale est traitée en longueur (environ 16% des contenus). Il s’agit d’un constat en trompe l’œil. Tout d’abord, la durée varie énormément en fonction des jours (...)
Dans le détail, on constate par ailleurs que les pays ayant retenu l’attention du 20h sont peu nombreux : 26 sur près de 200 [13]. Des régions entières sont donc quasiment absentes : l’Océanie (aucune mention), l’Amérique du Sud (1 reportage sur le Venezuela), l’Afrique (une page spéciale de 4 reportages sur le Maroc ainsi qu’une brève sur Madagascar), le Proche et Moyen-Orient (seul Israël et la Palestine sont abordés – nous y reviendrons) et l’Asie du Sud-Est (1 reportage et 1 mention sur Taïwan). L’Inde n’est quant à elle abordée qu’à une reprise (et mentionnée une fois). Quant à la Chine, elle fait l’objet de 3 sujets et apparaît dans un reportage plus général sur l’Asie.
Concernant les pays évoqués, ils n’ont en fait bénéficié que d’une médiatisation ponctuelle. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques du traitement de « l’international » par le 20h : à quelques exceptions près (sur lesquelles nous reviendrons), il n’y a aucun suivi sur le long terme. (...)
Il n’est pas étonnant, dans de telles conditions et face à une telle rareté de l’information, que le 20h braque son regard sur tel ou tel pays uniquement dans le contexte d’une actualité dite « chaude » : catastrophe naturelle et/ou humaine (...)
En disparaissant aussi rapidement qu’elles sont venues, les caméras du 20h sont vouées à livrer de ces événements une approche superficielle et/ou par le haut, qui invisibilise largement le vécu des habitants – et rend évidemment difficile, pour ne pas dire impossible, une fine compréhension des enjeux.
Trois sujets bénéficient cependant d’une médiatisation sur la durée : Israël et la Palestine d’abord (24 reportages pour un total de près de 54 minutes), l’actualité liée à la Russie (8 reportages sur les ingérences russes et 11 reportages liés à la guerre avec l’Ukraine, pour un total d’environ 56 minutes) et enfin, les États-Unis (8 reportages pour environ 18 minutes).
Israël-Palestine : un suivi en trompe l’œil
Le traitement d’Israël et du génocide à Gaza mérite qu’on s’y arrête. Si le nombre de reportages et leur durée totale n’est pas négligeable (même si elle ne représente même pas 4% de la durée totale des reportages), ils sont très inégalement répartis dans le temps (...)
. À l’instar de ce qui s’observe ailleurs dans les médias dominants, le phénomène du deux poids, deux mesures donne le ton. Là où les otages israéliens ont bénéficié de portraits à part entière et de témoignages de leurs proches [15], la libération de prisonniers palestiniens est effleurée – et à une seule reprise –, reléguée à la toute fin d’un reportage largement consacré aux otages israéliens (13/10). Le titre parle d’une « journée historique »… mais seulement d’un certain point de vue : sur près de 3 minutes, seules 34 secondes sont consacrées aux Palestiniens. Aucun nom n’est donné, aucun portrait n’est fait d’eux.
Cette invisibilisation passe par d’autres angles morts pour le moins problématiques. La qualification de génocide est ainsi totalement ignorée (...)
Et lorsque Dominique de Villepin évoque la question le 22 septembre, Léa Salamé évacue le sujet (...)
Disons-le : le 20h de France 2 n’a pas attendu Léa Salamé pour manifester les biais ici passés en revue. Du traitement pour le moins questionnable des JO au traitement largement biaisé de la présidentielle en passant par la couverture désastreuse des mobilisations sociales ou de la question palestinienne, les archives d’Acrimed sont là pour en témoigner. Faut-il en déduire que ces errements sont intrinsèques au format du 20h ? Si les contraintes pèsent lourd, la « mal-information » n’est pourtant pas une fatalité. Pour s’en convaincre, il suffit de se tourner… vers le 20h. (...)
Enfin, citons le reportage « Mineurs délinquants : au cœur d’un tribunal pour enfant » (2/09). D’une durée de près de 13 minutes, ce sujet montre qu’un traitement de fond est possible (et même souhaitable) et qu’il permet, dans une certaine mesure, de contourner les réflexes simplistes et immédiats du cadrage sécuritaire traditionnel de ces questions. Ces reportages ne sont pas exempts de défaut. Cependant, leur existence montre à quel point la médiocrité d’ensemble du 20h est d’abord et avant tout la conséquence… de choix éditoriaux : oui, un autre JT est possible !