Cela fait des années qu’Ibrahim (prénom d’emprunt) cherche à rejoindre l’Europe, d’abord depuis la Libye, puis depuis la Tunisie. Pour la énième fois, ce Guinéen de 23 ans a été intercepté en mer fin septembre par les forces tunisiennes puis renvoyé côté libyen, à l’issue d’une expulsion violente. Pourtant, le jeune homme exprime un certain soulagement d’avoir quitté la Tunisie, territoire hostile pour les Subsahariens. Témoignage.
(...) Ce n’est pas la première fois que j’essaye de traverser la Méditerranée et que je suis arrêté. Avant, on pouvait rester une ou deux heures assis au port en attendant que les autorités nous comptent mais désormais, tout va très vite.
"Dans le bus, les policiers nous ont frappés avec des matraques"
Ce jour-là, les personnes arrêtées avec moi avaient été réparties dans quatre bus - dans chaque véhicule, il y avait environ 50 personnes. On ne savait pas où on allait.
Dans le bus, les policiers nous ont frappés avec des matraques et des bâtons. On devait baisser les yeux. Si on levait la tête, ils nous tapaient. Ils ont aussi fouillé les gens et ont pris leurs effets personnels : les téléphones et de l’argent.
On a fait beaucoup de route. En fin d’après-midi, on est arrivé dans un camp de la Garde nationale près de la frontière libyenne, à Dehiba. (...)
On a passé quelques heures dans le camp de Dehiba. À ce moment-là, tout le monde s’est fait frapper. On nous a fouillés une deuxième fois et on nous a frappés encore et encore.
Dans la soirée, vers 22h, les Tunisiens nous ont mis dans des pick-up. On était environ 10 personnes dans chaque véhicule. On nous a transférés dans un autre centre, au plus près de la frontière libyenne. On y a passé la nuit.
Le lendemain matin, on a repris la route pour quelques minutes seulement : les policiers tunisiens, escortés par des membres de l’armée, nous ont emmenés près d’une colline. De l’autre côté de cette montagne de sable, c’était la Libye.
Les Tunisiens nous ont enlevé les fils d’attache - que nous avions depuis notre départ du port de Sfax - et nous ont ordonné de monter la colline. Ils nous ont dit : ’Si vous revenez, on vous frappe et on vous tue’.
Échange de migrants
Quand on est monté au sommet de la colline, on a vu deux voitures appartenant aux forces libyennes. J’ai dit à mes compagnons d’infortune - on était un groupe de 17 personnes - que si nous allions vers eux, nous serions jetés dans une prison du pays. Et pour en sortir, il faut payer une rançon. (...)
D’un côté de la colline, il y a les Tunisiens, et de l’autre les Libyens. Donc on est restés au milieu, pendant au moins une heure. Au bout d’un moment, les Libyens sont partis avec quatre migrants de notre groupe. Les Tunisiens nous ont alors dit de redescendre de la colline, en nous menaçant de nous frapper. Nous sommes finalement redescendus et retournés au camp côté Tunisie. (...)
En fin de journée, vers 20h, on a repris la direction de la colline. Il faisait nuit. On est restés en haut de la montagne de sable et on y a passé deux heures, car on essayait de comprendre où étaient les Libyens. En fait, ils n’étaient pas là et donc on est entrés en Libye.
On a vu au loin les lumières du premier village dans le désert. On a marché dans cette direction et on a atteint la petite ville de Wazin [à environ 2km de la frontière tunisienne, ndlr]. Moi, je suis allé jusqu’à Nalut [à 50km de Wazin, ndlr] chez un ami, et je suis remonté en taxi jusqu’à Tripoli, caché dans le coffre.
"La Tunisie est devenue plus dangereuse pour les Subsahariens" (...)
À Tripoli, tu ne risques pas d’être arrêté à chaque coin de rue comme à Tunis. En Tunisie, on t’interpelle tout le temps, même quand tu marches. En Libye, tu peux bien sûr être envoyé en prison mais seulement après une interception en mer. (...)
En Tunisie, tu es enfermé aux côtés de prisonniers de droit commun. En Libye, pour sortir de prison, il faut payer une rançon. En Tunisie, tu ne peux rien faire. Tu restes enfermé pendant des mois et des mois."