
La sociologie nous apprend que nos dispositions sont le résultat d’une série de relations, directes ou médiées par des institutions, avec nos congénères.
Wilfried Lignier se penche dans La société est en nous sur la sociogénèse de nos dispositions, dans un essai très agréable à lire, qui n’en est pas moins un livre de sociologie. Il a bien voulu répondre ici à quelques questions pour présenter son livre.
(...) Wilfried Lignier : Il faut d’abord dire qu’il y a une nécessité, selon moi, de refaire circuler les notions précises de la sociologie bourdieusienne. Comme c’est souvent le cas, sa diffusion à grande échelle, y compris au-delà des discussions entre universitaires, s’est accompagnée de pas mal de distorsions, voire de contresens. Et cette diffusion a été sélective. En gros, aujourd’hui, on associe facilement Bourdieu à des logiques macrosociales, à la « reproduction » notamment, conçue comme l’inverse du « changement social », comme la reconduction de l’ordre des classes, d’une génération à l’autre. C’est tout à fait vrai. Mais du coup, on oublie un peu ce que cette sociologie implique à l’échelle plus « micro », celle des pratiques ordinaires, des individus, des habitus – notamment des « stratégies de reproduction », qui correspondent à la production concrète des positions sociales des uns et des autres, stratégies qui sont marquées par une incertitude plus ou moins forte, liée notamment au degré de concurrence entre les groupes sociaux.
Pour moi, cet oubli relatif, sur le plan scientifique, correspond à une opportunité à saisir : il y a des choses à repenser, à inventer. (...)
Si vous vous situez à l’échelle de l’ensemble d’une société, même de relativement grande taille, vous pouvez constater qu’il existe des interactions et des institutions qui sont à peu près communes à toutes et tous. Par exemple, en France, à peu près tout le monde fréquente la classe de 6e, une très large majorité des gens a appris le français, y compris quand ce n’est pas la langue maternelle – et cetera. Certes, les collèges sont différenciés, inégaux même, et il y a bien des manières de parler français. Mais cela veut quand même dire que les personnes qui grandissent en France vont partager une expérience de la scolarité, de ses règles, de ses agents, de ses programmes, de ses espaces typiques (la salle de classe), ainsi qu’une expérience de la langue, avec sa syntaxe propre, son lexique distinctif, sa prosodie particulière. Tout cela va en quelque sorte nationaliser les habitus.
Mais attention, il ne faut pas aller trop loin, et considérer qu’il y a seulement une logique d’intégration, de rapprochement des personnes avec l’école, ou la langue commune. C’est aussi, précisément, sur ce fond commun que vont au contraire se développer des luttes, des différences, d’autant plus décisives qu’elles parlent à tous. (...)
la compréhension de soi peut, je le crois, relever de l’entraide, pour repérer les relations qui nous ont construit, qui nous déterminent aujourd’hui, pour le meilleur comme pour le pire. Cette promotion correspond à mon sens à la promotion d’un autre sujet politique que celui qu’on nous vend aujourd’hui à longueur de temps. Un sujet moins obsédé par ses succès et ses échecs supposés individuels, plus attentif à l’ordre social qui les détermine, et qu’il faut (peut-être) accepter de changer.