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La vie des idées
La société à choix multiples
#choix #libertes #marketing #manipulations
Article mis en ligne le 31 octobre 2025
dernière modification le 28 octobre 2025

Qu’est-ce qu’être libre ? Avoir le choix de croire ou de ne pas croire, de voter pour qui l’on veut, d’acheter ce qui nous fait plaisir, pensons-nous. Mais, pour l’historienne Sophia Rosenfeld, la liberté ne se réduit pas au choix.

Les conceptions de la liberté sont multiples. Dans son dernier livre, l’historienne américaine Sophia Rosenfeld essaie de comprendre comment une définition restreinte de la liberté, assimilée à la capacité pour chaque individu de faire des choix sans interférence extérieure, s’est peu à peu imposée, au détriment d’autres conceptions davantage centrées sur la liberté collective, la responsabilité envers autrui ou la nécessité intérieure. La définition de la liberté comme choix, et du choix du consommateur comme quintessence de la liberté, ne résultent pas seulement d’une extension de la logique du marché. Elles viennent de plus loin, de l’époque moderne que connaît bien Sophia Rosenfeld, et concernent les domaines les plus variés de la vie sociale. (...)

L’originalité de cette enquête touffue est de croiser des approches et des objets peu souvent pensés en rapport les uns avec les autres. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une histoire des idées, où les écrits d’auteurs et d’autrices célèbres s’enchaîneraient, mais d’une histoire matérielle des dispositifs ayant permis aux individus de faire des choix et d’éprouver cette forme de liberté. En somme, une « histoire concrète de l’abstraction », pour reprendre une expression autrefois employée par l’historien de l’économie Jean-Claude Perrot.

Le livre se compose de cinq chapitres qui sont autant d’explorations de la manière dont le choix est devenu central dans nos vies quotidiennes, qu’il s’agisse de nos actes d’achat, de nos croyances, de nos relations sentimentales ou de nos préférences politiques. (...)

Le choix avant la liberté

Spécialiste du XVIIIe siècle français et nord-américain, dont les ouvrages précédents ont porté sur la notion de sens commun, le langage révolutionnaire et la vérité en démocratie, Sophia Rosenfeld traque l’origine de la société du choix dans les pratiques de la fin de l’Ancien Régime. Son enquête commence avec l’apparition des boutiques et des listes de ventes aux enchères au XVIIIe siècle, à une époque où l’éventail des biens offerts à la consommation s’élargit, du fait notamment de l’expansion impériale des puissances européennes. (...)

L’enquête se poursuit avec la possibilité de choisir ses croyances et ses idées, dans le sillage de la Réforme et des multiples courants religieux dont elle a favorisé l’éclosion. Rosenfeld montre en quoi cette liberté d’opinion et de religion, totalement révolutionnaire pour l’époque, est constitutive de la société étatsunienne, dès l’époque des colonies anglaises (...)

Cette ouverture du marché des croyances et de la tolérance s’appuie sur un accès élargi aux livres, aux bibliothèques de prêt et aux idées nouvelles. L’historienne analyse ici la pratique des « commonplace books » dans les premières décennies de la jeune République étatsunienne, des livres dans lesquels les individus compilent tout un ensemble de références et d’inspirations pour nourrir leurs idées et leurs visions du monde. (...)

De façon plus surprenante, Rosenfeld recherche les origines de la société du choix dans les pratiques d’appariement des couples, lors des bals, dans les colonnes des petites annonces ou sur le marché matrimonial. (...)

Une technologie politique

Aux XIXe et XXe siècles, la pratique du choix, son organisation et sa rationalisation, recouvrent des domaines très variés de la vie sociale. Il s’agit d’un trait spécifique de la vie moderne, dans laquelle les individus (du moins une partie d’entre eux, lorsqu’ils en ont les ressources économiques, sociales ou culturelles) sont de plus en plus amenés à décider en fonction de leurs goûts, plutôt qu’en obéissant à des logiques collectives d’assignation.

Le quatrième chapitre prend pour objet la pratique du vote à bulletin secret comme symbole de cette individualisation du choix politique. (...)

L’une des originalités du livre est d’ancrer les grandes théories de la liberté (comme celles de John Locke, William Penn, Mary Wollstonecraft, John Stuart Mill et Harriet Taylor, des suffragettes anglaises, etc.) dans l’évolution des pratiques sociales ordinaires, en particulier celles des femmes, qui n’ont cessé de lutter pour disposer elles aussi du choix de mener leur vie comme bon leur semble (sur le marché, au travail, en politique, dans leur vie sexuelle et maritale).
Une conception amoindrie de la liberté

Dans son dernier chapitre, Sophia Rosenfeld aborde des théories qui nous sont plus familières, en lien avec la figure de l’homo œconomicus qui devient, dans les démocraties libérales, l’archétype de l’individu libre à mesure que le discours économique colonise le débat public. Elle s’intéresse aux savoirs et aux sciences développés pour décoder nos choix, les façonner et les orienter, dans le domaine économique, psychologique ou neuroscientifique. Nous croyons être libres, mais nous savons bien en même temps que les publicitaires, les spécialistes du marketing, les experts en théories comportementales ou en théorie des jeux, les concepteurs d’algorithmes travaillent sans relâche à objectiver nos choix pour mieux les gouverner, à l’aide d’analyses statistiques, de sondages ou de tests cognitifs.

Sophia Rosenfeld montre que le triomphe du choix comme liberté s’explique par l’usage transversal qui en a été fait dans des domaines variés. Cela s’explique autant par l’essor d’une vision économique du citoyen que par l’adoption de cette valeur par les mouvements contestataires dans les années 1970. (...)

. Le choix a été un vecteur essentiel des revendications d’émancipation (l’autrice rappelle plusieurs fois à quel point la liberté de choix est constitutive du mouvement en faveur des droits humains, à l’image de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948), mais a pu servir aussi de mot d’ordre à des mobilisations conservatrices.

L’essor, depuis les années 1970, de la pensée libertarienne illustre ces contradictions. Selon ce courant, dont les développements politiques récents illustrent la popularité croissante, la liberté de l’individu dépend exclusivement de sa capacité à faire des choix libres dans tous les domaines de sa vie. C’est le fameux « Free to Choose » des époux Rose et Milton Friedman, titre d’une émission de télévision et d’un livre qui ont contribué à populariser cette vision d’une liberté individuelle émancipée de toute forme de contrainte, en particulier de l’État. (...)

Mais les libertariens, et le moment présent le montre bien, ne sont pas les défenseurs d’un choix illimité pour toutes et tous : Donald Trump, comme l’a souligné Sophia Rosenfeld dans une tribune au Guardian, se fait le champion de la liberté du consommateur, mais restreint celle du citoyen, du migrant, de l’enseignant, de l’étudiant, de l’électeur, des personnes LGBTQ +. Là où, pendant une grande partie du XXe siècle, le choix du consommateur et le choix de l’électeur ont pu sembler aller de pair (du moins dans les « démocraties capitalistes »), on assiste aujourd’hui à leur dissociation, une caractéristique des tendances autoritaires actuelles, où le contrôle politique le plus étroit peut se conjuguer avec un libéralisme économique échevelé.

Nous ne sommes bien sûr pas égaux face à la capacité de choisir. Cette inégalité constitue même un puissant moteur des révoltes contemporaines, tant sont lourdes les dépenses contraintes qui pèsent sur les classes populaires. Sans doute l’accès à la grande distribution et à ses prix réduits a-t-il joué un temps un rôle d’amortisseur. L’issue consisterait-elle à démocratiser l’accès au choix, pour que tout le monde bénéficie des mêmes opportunités ? Le risque serait alors de perpétuer, voire d’amplifier, les modes de consommation qui ont précipité l’épuisement des ressources. D’où l’invitation, plus radicale, à abandonner cette conception étroite de la liberté pour retrouver le sens de la vie collective et des engagements réciproques. Il s’agirait alors de découpler le choix et la liberté, pour que la limitation des options disponibles ne soit plus vue comme une simple restriction punitive des libertés, mais comprise comme une mesure indispensable si l’on souhaite préserver nos conditions d’existence.

La question politique que pose le livre est ainsi celle du sens de la liberté, et des raisons pour lesquelles celui-ci s’est autant appauvri au cours des dernières décennies. (...)

Sophia Rosenfeld, The Age of Choice. A History of Modern Life, Princeton, Princeton University Press, 2025, 37 €.