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Elucid/Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire des Universités.
La peur : instrument du pouvoir et passion imaginaire
#pouvoir #peur #soumission
Article mis en ligne le 19 novembre 2024

S’il est un affect au croisement de la psychologie et de la politique, c’est bien celui de la peur. Thomas Hobbes, au XVIIe siècle, élève la peur, émotion morale et politique, à la dignité d’un affect majeur déterminant la vie sociale. La raison ne pouvant jamais triompher des passions, c’est à la peur que revient la fonction sociale de réguler les relations des individus entre eux. Passion utilitaire commune à tous les humains qui craignent la mort plus que tout, elle serait à l’origine de la religion comme de l’État.

L’État, tel le Léviathan de la Bible, serait cet animal monstrueux sorti des eaux, en charge pour Hobbes de confisquer la violence de chacun pour le bien de tous. La peur prend une valeur de discipline – inscrite dans les manières d’éduquer – en charge de protéger les individus d’une guerre de tous contre tous, état naturel de l’espèce humaine. Nous n’avons bien souvent retenu de l’enseignement de Hobbes que cette phrase à portée limitée. Le travail de Hobbes est plus subtil. Il entretenait avec la peur un lien étroit et familier. (...)

de l’aveu même de Hobbes, la peur détient une valeur contre-révolutionnaire. Il convient de noter que l’ouvrage le Léviathan (1651) a été écrit par Hobbes au moment de la crise politique que traverse alors l’Angleterre avec l’ombre des guerres civiles. Le souverain absolu et centralisateur est celui qui garantit la paix civique, il est le protecteur qui, grâce à la peur, protège du chaos social. (...)

Le mot de « bien suprême » est essentiel : la peur de mourir, la peur de perdre la vie serait l’essence même qui conduirait tout citoyen à devoir se soumettre à un État tout-puissant incarné par un souverain au pouvoir absolu et centralisé.

Bref, l’affect de peur nous conduit à devoir abandonner toute raison ou toute autre émotion à son profit. C’est le modèle à jamais indispensable au pouvoir « sécuritaire », et récurrent à toutes les autorités qui réclament une soumission aveugle, mais librement consentie (...)

C’est plus particulièrement dans les périodes de transition sociale et culturelle, de menaces de chaos, que s’impose un pouvoir qui réclame, au nom de la peur, la soumission en échange de la sécurité.
Mais savons-nous de quoi nous avons peur ?

Mais sommes-nous vraiment en capacité de connaître les causes réelles de la peur pour savoir si elles sont légitimes, et si elles justifient notre soumission, même temporaire, à un pouvoir qui, au nom de la sécurité, impose l’ordre qui lui convient ? C’est précisément, en ce point que la politique et la psychologie, plus précisément la psychanalyse, se rencontrent pour écarter les bords d’une faille évidente dans la théorie de Hobbes. Hobbes, lui-même, avait pressenti cette faille au sein de sa théorie, faille qu’il a tenté de consolider, à juste titre d’ailleurs, avec la notion de fiction.

Hobbes est un matérialiste, il sait parfaitement que c’est l’ignorance des causes naturelles de la peur qui conduit à la fabrique des religions. C’est-à-dire que ce qui nous fait peur n’est pas aussi évident, aussi réel, que pourrait le laisser croire le pouvoir absolutiste qui exige, en son nom, la soumission. Et c’est précisément en ce point qu’Hobbes se montre rigoureux et inventif. Le Léviathan tout seul ne saurait obtenir l’adhésion des citoyens, pour que ça marche encore faut-il que les citoyens fictionnent, qu’ils fictionnent non seulement la force du pouvoir auquel ils consentent de se soumettre, mais aussi qu’ils fictionnent les sources de ce qui leur fait peur. (...)

Le pouvoir de l’État repose, en partie du moins, sur les fictions que les individus créent pour donner un motif à leur peur. La force ne suffit pas pour se soumettre à un pouvoir qu’elle légitime ; la peur, elle, provient des spectres de nos fictions.

La sécularisation ne change rien à l’affaire : les tabous que fictionnaient les religions sont aujourd’hui siphonnés par les idéologies, voire des pratiques cultuelles sans dogme comme celles de « la religion du capitalisme » (Walter Benjamin) (...)

pour quelles raisons les individus ont besoin de fictionner pour donner une forme à leur peur, alors même qu’ils entérinent ainsi leur perte de liberté ? Ne dit-on pas pourtant qu’a contrario de l’angoisse, la peur a un objet et que c’est la juste perception de cet objet qui, en la déclenchant, met le sujet en mouvement et en action ? C’est en ce point que la psychanalyse peut rejoindre – et peut-être aider – le traitement politique de la question des soumissions au pouvoir.

Les frayeurs d’Anton Tchékhov

Dans la tradition psychopathologique classique, on oppose la peur à l’angoisse, la peur aurait un objet qui conduit à le fuir, l’angoisse serait sans objet. Lacan bouscule cette distinction traditionnelle. (...)

Loin de se révéler « objectif », bien identifié, le motif de la peur pourrait bien procéder de son caractère inconnu, étrange, mal identifié.

Un récit de Tchékhov, intitulé Frayeurs, est particulièrement instructif pour rendre compte du phénomène de la peur. Il s’agit de trois souvenirs de scènes rapportées par Tchékhov au cours desquelles il a éprouvé de la peur sans que pour autant aucun objet ne le menace. (...)

L’inconnu de ce qui se manifeste, voilà donc la source de la peur à laquelle le psychanalyste comme le politique, mais différemment, se trouvent convoqués. (...)

Dans toutes ces expériences rapportées par Tchékhov, on retrouve le même élément déterminant, l’émotion générée par l’énigmatique présence de l’étrangeté, quelque chose qui se trouve « en arrière de l’objet ». C’est cela qui « jette le sujet dans le désarroi le moins adapté à la réponse ». La thèse permet à Lacan d’énoncer, qu’a contrario de l’opinion largement répandue, ce n’est pas d’un objet que provient la peur, mais de ce que l’on place derrière lui (...)

Ce quelque chose qui se trouve en arrière de la peur, c’est l’angoisse. La peur masque l’angoisse. (...)

Et ce qui se tient « en arrière » de l’objet se situe dans le registre de l’étrange, de l’inconnu, de l’inhabituel. D’où ce paradoxe : c’est la guérison de sa phobie qui rend, chez le phobique, l’existence… angoissante ! (...)

Tel est ce à quoi à en faire le politique : offrir un cadre où enfermer l’angoisse, cette peur de la peur, pour que les citoyens sachent de quoi ils doivent avoir peur, quelles fictions fabriquer pour accepter de se soumettre au pouvoir. Les gouvernants ne cessent de faire peur aux citoyens, non pour les angoisser, mais bien plutôt pour leur offrir les étagères où déposer l’angoisse de leur existence.

Les autoroutes de l’information sont des « autoroutes de servitudes » dans nos sociétés de contrôle (10). Je n’ai eu de cesse de le rappeler, à la suite de Gilles Deleuze, mais tout pouvoir offre à ceux qu’il veut soumettre les fictions justifiant l’ordre qu’il impose. Tout pouvoir détient en lui les germes d’une dictature – Paul Valéry l’a écrit avant moi. Tout simplement parce qu’il dicte les objets dont nous devons avoir peur pour localiser, cadrer, contenir l’angoisse : Dieu, le migrant, le Juif, l’arabe, le communisme, le fascisme, les extrêmes, l’insécurité, les épidémies, la dette… en arrière-desquels se situe l’angoisse du silence du monde, un silence assourdissant dans l’extrême solitude des masses. (...)

La laïcisation des fictions à même de faire peur aux individus afin de les soumettre, ne modifie pas pour autant la vocation des imprécateurs. Savonarole a plus d’un habit dans sa garde-robe pour haranguer et soumettre les foules à l’aide de ses fictions. Il sait mieux que tout autre qu’une foule, en perdant ses peurs, perd son sentiment de sécurité. À moins qu’elle ne s’élève à la dignité d’un peuple, fier de ses émancipations.

Qu’est-ce qui peut nous permettre de sortir de la fatalité infernale de la soumission ? La voix humaine, le dialogue, le sens partagé, cette lumière que l’on appelle parfois la raison, d’autre fois l’imagination créatrice, et qu’en politique nous nommons « l’invention de la démocratie » (...)