
L’histoire de l’entre-deux guerres est généralement réduite à un affrontement, plus ou moins ouvert, entre « démocraties libérales » et régimes « totalitaires ». Cette grille de lecture oblitère la véritable lune de miel entre les élites libérales européennes et le Duce Benito Mussolini durant la première décennie de son règne. Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (University of Chicago Press, 2022), la chercheuse Clara Mattei analyse la similitude entre les politiques économiques de la Grande-Bretagne libérale et de l’Italie fasciste durant les années 1920. Dans ces deux pays, elles avaient pour fonction de réprimer les protestations des travailleurs – qui, suite à la Première guerre mondiale, menaçaient d’ébranler l’ordre capitaliste. Aux côtés des matraques, une arme redoutable fut déployée, en Angleterre comme en Italie : « l’austérité ». Traduction par Alexandra Knez
si l’on s’intéresse aux politiques économiques du fascisme italien, on constate que certaines configurations emblématiques du siècle dernier – et du nôtre – ont été expérimentées dès les premières années du règne de Benito Mussolini.
À cet égard, l’alliage entre austérité – réduction des dépenses sociales, fiscalité régressive, déflation monétaire, répression salariale – et technocratie – gouvernement « des experts » par lequel ces politiques sont imposées – est révélateur. Mussolini a été l’un des partisans les plus acharnés de l’austérité sous sa forme contemporaine. Quiconque s’intéresse à ses conseillers ne s’en étonnera pas : il a su s’entourer d’économistes faisant autorité, ainsi que de chantres du modèle émergent d’« économie appliquée » qui constitue encore aujourd’hui le fondement du paradigme néoclassique. (...)
Parmi les réformes qui ont contribué à étouffer toute velléité de changement politique, on peut citer la réduction drastique des dépenses sociales, les licenciements de fonctionnaires (plus de soixante-cinq mille pour la seule année 1923) et l’augmentation des taxes à la consommation (régressives, car payées principalement par les pauvres). À ces mesures s’ajoutent l’élimination de l’impôt progressif sur les successions, l’augmentation du taux d’intérêt (de 3 à 7 % à partir de 1925), ainsi qu’une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste.
En outre, l’État fasciste a multiplié les lois coercitives qui réduisaient considérablement les salaires et prohibaient les syndicats. Mais le coup d’arrêt définitif aux revendications des travailleurs fut donné par la Charte du travail de 1927, qui a supprimé toute possibilité de conflit de classe. (...)
Le ministre des Finances de’ Stefani a salué la Charte comme une « révolution institutionnelle », tandis que l’économiste libéral Einaudi a justifié sa définition « corporatiste » des salaires comme étant le seul moyen d’imposer les résultats optimaux d’un marché concurrentiel du travail tel qu’il est à l’œuvre dans le modèle néoclassique. La contradiction est ici flagrante : les économistes, si intransigeants dans la protection du libre marché, ne voient guère d’inconvénients à l’intervention répressive de l’État sur le marché du travail pour lui imposer une configuration qu’il ne prend pas spontanément. L’Italie a ainsi connu une baisse ininterrompue des salaires réels pendant toute la période de l’entre-deux-guerres – un fait unique dans les pays industrialisés
Un engouement international (...)
L’ambassade britannique et la presse libérale internationale continuent par la suite à applaudir les triomphes de Mussolini. (...)
Les succès de l’austérité en Italie – en termes de compression salariale, de profits élevés et de bonnes affaires pour la Grande-Bretagne – avaient une dimension répressive évidente, qui allait au-delà d’un exécutif fort et du contournement du parlement. L’ambassade elle-même faisait état de nombreuses actions brutales : agressions permanentes contre les opposants politiques, incendies de permanences socialistes et de conseils syndicaux, révocations de nombreux maires socialistes, arrestations de communistes ainsi que des meurtres politiques notoires, dont le plus célèbre fut l’assassinat du parlementaire socialiste Giacomo Matteotti.
Mais le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité. (...)
Montagu Norman et Winston Churchill ont tous deux souligné, dans leurs propos privés comme dans leurs déclarations publiques, combien des solutions illibérales inconcevables dans leur propre pays pouvaient s’appliquer à un peuple « différent » et moins acclimaté à la démocratie.
Lorsque les observateurs libéraux émettent des doutes, ils ne concernaient pas la santé démocratique du pays mais ce qu’il adviendrait sans Mussolini. (...)
Les élites financières internationales appréciaient tellement l’austérité à l’italienne qu’elles ont remercié Mussolini en lui accordant toutes les ressources dont il avait besoin pour consolider son leadership (...)
Cet alliage d’autoritarisme, de gouvernement par les experts et d’austérité inauguré par le premier fascisme « libéral » a fait école : du recrutement des Chicago Boys par le régime d’Augusto Pinochet au soutien apporté par les Berkeley Boys à celui de Soeharto en Indonésie (1967-1998), en passant par l’expérience dramatique de la dissolution de l’URSS.
Lors de ce dernier événement, le gouvernement de Boris Eltsine avait effectivement déclaré la guerre aux législateurs russes qui s’opposaient au programme d’austérité soutenu par le FMI. Son assaut contre la démocratie devait atteindre son paroxysme en octobre 1993, lorsque le président a fait appel à des chars, des hélicoptères et 5 000 soldats pour assiéger le Parlement russe. L’attaque devait se conclure par 500 morts et de nombreux blessés. Une fois les cendres retombées, la Russie s’est retrouvée sous un régime dictatorial incontrôlé : Eltsine avait dissous le Parlement « récalcitrant », suspendu la Constitution, fermé des journaux et emprisonné ses opposants.
Comme pour la dictature de Mussolini dans les années 1920, The Economist n’a eu aucune hésitation à justifier les actions musclées d’Eltsine, présentées comme la seule voie susceptible de garantir l’ordre du capital. (...)
Aujourd’hui, ces mêmes économistes libéraux ne font aucune concession à leurs propres compatriotes. Larry Summers est en première ligne pour prôner l’austérité monétaire aux États-Unis, où il prescrit une dose de chômage pour guérir l’inflation. (...)