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Mediapart
La justice crie misère, les justiciables attendent
#justice #budget #servicespublics #Damanin
Article mis en ligne le 20 janvier 2025
dernière modification le 18 janvier 2025

La situation des tribunaux de France vire parfois à la catastrophe, alertent hiérarques et syndicats de magistrats. Ils attendent du nouveau ministre Gérald Darmanin un budget à la hauteur des enjeux, par endroits dramatiques.

Plusieurs années d’attente pour un procès. Des milliers de dossiers en souffrance. Des prisons plus que pleines à craquer. D’un tribunal à l’autre, la litanie des SOS sur « l’embolie » de la justice se déroule tout au long de ce mois de janvier, au cours des audiences de rentrée solennelles des juridictions. Notre justice a-t-elle été « réparée », comme le prétendait récemment l’alors garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti ? pas vraiment. Le décalage reste énorme entre les discours politiques et la triste réalité du terrain.

Sollicités par Mediapart, plusieurs magistrats décrivent une situation « intenable » dans les tribunaux, quand ils n’évoquent pas carrément une « catastrophe » en cours. Le manque criant de magistrats, d’attachés de justice, d’assistants spécialisés et de greffiers revient à chaque fois. Avec des conséquences très dommageables pour les citoyennes et citoyens qui font appel au service public de la justice, ceux que l’on appelle les justiciables. (...)

Un phénomène parmi d’autres est symptomatique de la surchauffe du système : « On constate de plus en plus de remises en liberté accidentelles de criminels et de délinquants endurcis, confie un haut magistrat. Selon les cas, cela peut être provoqué par un défaut d’organisation, des dysfonctionnements, ou le manque de diligence d’un greffier ou d’un magistrat. Quelques affaires suscitent même des interrogations sur de possibles cas de corruption. » (...)

La maîtrise des « flux » et des « stocks » de procédures n’est plus assurée. Les tribunaux correctionnels en fournissent un exemple. Selon les textes, à l’issue d’une garde à vue, une personne peut être remise en liberté et convoquée ultérieurement au tribunal pour être jugée. « Mais dans les grands parquets, des instructions sont données pour ne plus délivrer de convocations par officier judiciaire (COPJ), car il n’y a plus de date d’audience possible avant un an ou deux, s’inquiète une magistrate. Ça contraint à choisir soit un classement sans suite, soit une comparution immédiate. C’est une dégradation de la réponse pénale. »

Le risque d’une justice au rabais est réel. Multiplier les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC, le plaider coupable à la française), par exemple, est devenu une façon de gérer la pénurie, en économisant le nombre de jours d’audiences coûteuses en magistrats. Certains parquets ont recours à des expédients. « On correctionnalise parfois des tentatives de meurtre pour soulager les cours d’assises », confie une magistrate en poste dans un parquet débordé.

Les injonctions contradictoires ne manquent pas, tant les priorités de politique pénale s’accumulent et s’empilent. Sommés de durcir la réponse pour de nouvelles catégories de délinquance, les parquets ne savent plus où donner de la tête. À l’autre bout de la chaîne, on demande aux juges de multiplier les alternatives à la prison et les libérations conditionnelles, alors que l’on continue à incarcérer à tour de bras.

Les chiffres donnent le vertige (...)

Avec le spectre d’affaires qui deviendraient trop anciennes pour être jugées, en vertu du principe du délai raisonnable.

Le manque d’effectifs de magistrats et la guérilla procédurale menée par certains mis en cause provoquent leurs effets. Un exemple parmi d’autres : le maire de Tarbes (Hautes-Pyrénées) est mis en examen depuis 2015 pour des atteintes à la probité, mais son procès n’est toujours pas programmé, faute de magistrats en nombre suffisants au tribunal de Pau (Pyrénées-Atlantiques), où son dossier a été dépaysé.
Des situations extrêmes

Certaines juridictions sont plus durement touchées que d’autres par la hausse du contentieux et le manque de moyens. À Marseille, l’explosion des dossiers de narcotrafic et de règlements de comptes a quasiment sinistré le tribunal. (...)

Le tribunal de Fort-de-France, en Martinique, vit lui aussi une situation très difficile. « La charge de travail est énorme, et l’activité délirante. Nous venons par exemple d’avoir trois meurtres en quatre jours, et une saisie de 8 tonnes de cocaïne », expose à Mediapart la procureure de la République, Clarisse Taron (elle sera prochainement nommée à Strasbourg). Avec une moyenne annuelle de 25 à 30 homicides, et environ 37 tonnes de cocaïne saisie, le contentieux local est très lourd.

Les manifestations contre la vie chère et les troubles sociaux en Martinique ont également submergé les magistrats, qui ont dû multiplier les audiences de comparution immédiate. (...)

« On n’arrive pas à récupérer les week-ends passés à travailler. J’ai dû dire à deux jeunes collègues de lever le pied, ils étaient au bord du burn-out. »

Le bâtiment du tribunal, déjà mal entretenu, a vu une soixantaine de vitres cassées pendant les troubles : elles seront remplacées par des plaques d’acier, relate la cheffe du parquet de Fort-de-France. Quant aux six ascenseurs du tribunal, ils sont souvent en panne, et parfois tous en même temps, ce qui complique la vie des personnels et des justiciables.

Enfin, les délais d’audiencement des affaires correctionnelles s’allongent, et celui de la cour d’assises se monte maintenant à trois ans, déplore Clarisse Taron.
Des services enquêteurs dépassés

La judiciarisation galopante a plusieurs effets. L’explosion du nombre de dossiers de trafic de drogue, de violences sexistes et sexuelles, de violences intrafamiliales, et l’accent mis sur la répression de la petite délinquance ont ainsi pour conséquence de fragiliser la lutte contre la délinquance en col blanc. Réprimer la corruption devient parfois une gageure. (...)

« Le manque d’attractivité et même la désaffection pour la filière judiciaire et l’investigation demeurent une constante. »

Selon le procureur général de Versailles, la réforme de la police judiciaire n’a rien arrangé. « Ainsi qu’il m’en a été rendu compte, la réforme se traduit par une “départementalisation dure”, un repli départemental, au détriment d’un échange structuré d’informations et d’une capacité d’action coordonnée au niveau supradépartemental ou régional notamment pour faire face aux formes les plus organisées de délinquance et s’attaquer à des niveaux plus éminents d’équipes criminelles », a déclaré Marc Cimamonti.

Un constat qui vaut également à Marseille, où la Cour des comptes pointait récemment le faible taux d’élucidation des enquêtes économiques et financières, tant la priorité est mise sur le trafic de drogue et la délinquance de voie publique.

Quant à l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) de la police judiciaire, créé après l’affaire Cahuzac, il connaît une crise inédite : il n’est plus doté que d’une soixantaine d’enquêteurs, contre la centaine attendue. Une affaire aussi emblématique que le dossier Sarkozy-Kadhafi a été traitée par un seul enquêteur à temps plein… et a duré dix ans.

Une réforme ratée

Censée soulager les cours d’assises, consommer moins de magistrats et raccourcir les délais de jugement, la création des cours criminelles départementales est aujourd’hui considérée comme un échec cuisant par les responsables de juridiction. C’est l’exemple d’une réforme précipitée, lancée sans vraie étude d’impact. (...)

« Si la volonté des parlementaires de faire juger les affaires de viol devant une formation criminelle statuant dans des délais contraints à l’égard des accusés détenus était partagée par l’opinion publique, la prise en compte insuffisante des paramètres de la mise en œuvre de cette réforme a déstabilisé l’édifice global », a insisté la procureure générale.

Et de poursuivre : « Aujourd’hui, nous sommes déjà fortement préoccupés par l’allongement des délais de jugement des affaires relevant du terrorisme et des affaires de droit commun avec des accusés libres dont les perspectives de jugement ne cessent de s’éloigner. Demain, nous risquons d’être confrontés à la remise en liberté d’accusés détenus, notamment dans des affaires de criminalité organisée, faute de pouvoir les fixer dans le délai raisonnable […]. »
La haute magistrature tire la sonnette d’alarme

Le SOS qui monte des tribunaux a été repris par les grands chefs de la Cour de cassation, dont l’expression est habituellement mesurée, lors de l’audience solennelle du 10 janvier, en présence du premier ministre François Bayrou et du garde des Sceaux Gérald Darmanin.

« Est-il encore besoin de rappeler que la somme que la France consacre à sa justice, rapportée au nombre d’habitants, est nettement inférieure à la médiane des pays européens ? Elle représente la moitié de ce que dépensent l’Allemagne et l’Autriche et le tiers de ce que dépense la Suisse », a rappelé le premier président Christophe Soulard. (...)

« une embolie inadmissible pour nos concitoyens, qui paralyse l’efficacité de notre système et fait peser un risque grave et insidieux : celui de remises en liberté d’accusés dangereux et, partant, de récidives. Je l’ai dit publiquement : nous sommes face à un mur », a conclu le procureur général.
Misère partout, justice nulle part

Au Syndicat de la magistrature (SM), on s’inquiète aussi beaucoup de l’état de la justice du quotidien, celle des petites affaires. « Dans certains pôles sociaux des tribunaux, les délais d’audiencement vont monter jusqu’à trois ans, déplore Judith Allenbach, la nouvelle présidente du SM. Or cela concerne des personnes souvent en situation de très grande précarité, pour des affaires de protection sociale, de demande d’aide financière ou d’indemnisation d’accident du travail, par exemple. Il n’y a plus d’accès au juge. »

Même constat pour les affaires familiales, où il faut parfois attendre jusqu’à un an pour un premier rendez-vous avec le juge (...)

Les juges des enfants, eux aussi, sont littéralement débordés, comme les services éducatifs. « On travaille déjà soixante-dix heures par semaine pour prendre des décisions qui ne seront pas exécutées », témoignait récemment Juliette Renault, juge des enfants à Nantes (devant la commission parlementaire sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance). « Nos collègues vont très mal. Il y a de plus en plus de juges des enfants qui demandent à se déspécialiser, expliquait la magistrate. Les enfants souffrent, les familles souffrent, et après, ce sont les travailleurs sociaux. »
Des prisons au bord de l’explosion

Véritable serpent de mer, la surpopulation carcérale devient dramatique, et ne semble pas susciter pour autant l’intérêt du pouvoir politique. Le choix du tout-carcéral demeure, calqué sur le tropisme sécuritaire de l’exécutif. Cela même si la pénitentiaire consomme la moitié du budget de la justice (5 milliards d’euros sur 10), et que la mission de réinsertion des prisons ne semble pas assurée convenablement. (...)

Plus de 4 000 personnes dorment ainsi chaque nuit sur des matelas posés à même le sol, dans les cellules surpeuplées des prisons de notre République. Ce chiffre a quasiment doublé en un an. Il impose une action forte et immédiate. »

La situation est intenable dans de nombreux établissements pénitentiaires. Le taux d’occupation moyen se monte à 145 % dans la cour d’appel de Paris. Dans les Yvelines, le centre pénitentiaire de Bois-d’Arcy affiche un taux affolant de 200 %. (...)

Darmanin attendu sur le budget

Si elle n’a pas déclenché de scènes de liesse chez les magistrats, la nomination de Gérald Darmanin place Vendôme ne semble pas les inquiéter outre mesure. Les syndicats espèrent que son poids politique lui fera emporter des arbitrages budgétaires, tant les économies annoncées par le gouvernement Barnier fin 2024 ont été vécues de façon catastrophique dans les tribunaux. Cela même si les renforts annoncés auparavant par Éric Dupond-Moretti étaient déjà jugés insuffisants. (...)

Vus depuis l’USM, les penchants sécuritaires du nouveau ministre de la justice, des peines ultracourtes aux peines plancher, ne semblent pas de nature à améliorer la situation des tribunaux. Quant à l’annonce d’un projet visant à regrouper les narcotrafiquants dans une prison ultrasécurisée, elle est perçue comme un moyen de communiquer habilement et à peu de frais sur un sujet d’actualité.

Au Syndicat de la magistrature, on constate également un « épuisement » et une « très grande lassitude » des magistrats de terrain. (...)

« le budget d’austérité 2025 présenté fin 2024, qui a remis en cause la loi de programmation, a été quelque chose de très décourageant. À ce moment-là, l’horizon se referme, il y a énormément de crainte que la justice retombe dans l’oubli. » (...)