
Auditionné pour le rapport présenté mercredi en conseil de défense, le chercheur Franck Frégosi s’alarme d’un climat de soupçon généralisé qui pèse aujourd’hui sur les musulmans pratiquants.
Le rapport intitulé « Frères musulmans et islamisme politique » a été présenté mercredi 21 mai en conseil de défense. Il décrit une stratégie d’entrisme de la confrérie dans l’espace français. Le chercheur Franck Frégosi, directeur de recherche au CNRS, et qui vient de publier Gouverner l’islam en France (Seuil, 2025), décrypte l’instrumentalisation politique faite autour de données pour l’essentiel déjà connues. Et s’inquiète d’un climat de plus en plus lourd pour les musulman·es de France. (...)
Franck Frégosi : D’abord, il faut rappeler qu’il s’agit à l’origine d’une commande de Gérald Darmanin il y a un peu plus d’un an. Il avait annoncé au Journal du dimanche qu’il voulait un rapport sur les Frères musulmans, en expliquant d’ailleurs qu’il savait déjà ce qu’il y aurait dedans, ce qui nous avait quelque peu troublés. Certains chercheurs, pour cette raison notamment, ont refusé d’être auditionnés.
J’ai accepté parce que je considère légitime que les pouvoirs publics se documentent sur les dynamiques qui traversent le champ de l’islam en France. C’est une bonne chose qu’ils fassent appel au monde académique, en plus des sources du renseignement. (...)
nous ne savons pas dans quelle mesure le rapport qui est présenté a été retouché. Que les informations sensibles aient été soustraites, c’est parfaitement normal, mais on ne sait pas, pour le reste, s’il a été retouché à la marge ou pas.
Que vous inspire son contenu ?
Au-delà d’une présentation très orientée, j’y reviendrai, sur le fond nous n’apprenons pas grand-chose. Le rapport décrit un essoufflement de la confrérie dans le monde et au Moyen-Orient, ce qui est tout à fait vrai. Un déclin qui est notamment dû à la répression politique de la mouvance, comme en Égypte ou en Arabie saoudite.
Les Frères musulmans ont commencé à s’implanter en Europe dès les années 1950 et ont participé à tout un travail visant à reconnecter les populations issues de l’immigration aux principes fondamentaux de l’islam, avec leur vision de l’islam plutôt orthodoxe, conservatrice. Ils ont contribué à impulser des dynamiques associatives, religieuses, et ils ont surtout évolué.
Mais je pense important de préciser que ce qu’on appelle « les Frères musulmans » de cette époque ne sont pas ceux qu’on désigne aujourd’hui comme appartenant à la mouvance. (...)
D’abord, aucune organisation en France ne s’en réclame explicitement. Manuel Valls propose d’interdire les Frères musulmans, la belle affaire !
Il existe des organisations, notamment l’UOIF [Union des organisations islamiques de France – ndlr], devenue Musulmans de France, qui déclarent effectivement une filiation intellectuelle ou spirituelle avec la pensée des Frères musulmans, et notamment de leur fondateur, Hassan el-Banna. Avec le temps, les liens avec l’organisation mère se sont distendus. Il y a eu un renouvellement générationnel des cadres et surtout tout un travail religieux d’adaptation au contexte français.
Contrairement à des mouvements comme les salafistes, qui ont tendance à prôner un islam standardisé partout dans le monde, ceux qui se plaçaient dans l’héritage des Frères musulmans ont compris qu’il fallait tenir compte du contexte dans lequel évoluaient les musulmans, qui n’a pas grand-chose à voir avec le contexte colonial, majoritairement musulman, des années 1920 de Hassan el-Banna.
Il existe aujourd’hui dans cette mouvance une grande pluralité.
Ce que je montre dans mon livre, c’est que ce courant a été fortement concurrencé par le salafisme et est confronté à une difficulté à renouveler ses cadres, dont certains sont devenus des « notables communautaires », comme le formule ma consœur Margot Dazey. Depuis les années 1980-1990, ils ont moins de capacité à mobiliser auprès des jeunes notamment. (...)
Dans ses prises de parole, Bruno Retailleau, s’appuyant sur ce rapport, parle d’un mouvement qui veut imposer la « charia » en France et « instaurer le califat », des formules très frappantes, très angoissantes pour l’opinion publique majoritairement ignorante du fait religieux musulman. Qu’en est-il ?
Le rapport ne dit en rien cela, il n’en parle pas.
La charia, c’est ce qu’on appelle la législation islamique. Dans la tradition islamique, une partie de cette législation est tirée d’un certain nombre de versets du Coran et de la tradition du Prophète, sur des domaines bien ciblés comme la pratique du culte, les relations sociales, mais aussi la question pénale, voire la question économique.
Il y a donc plusieurs niveaux, plusieurs strates. En ce qui concerne la France, la priorité de ceux qui se rattachent à l’école de pensée des Frères musulmans est strictement liée à la question du culte. Musulmans de France n’a jamais parlé par exemple d’instaurer un statut personnel, qui fait débat dans certains pays du Maghreb où l’islam est la religion majoritaire. Alors ne parlons pas du volet pénal qui a cours en Arabie saoudite avec l’amputation des mains pour les voleurs, la flagellation pour ceux qui auraient commis « l’adultère », etc. (...)
Pareil pour le califat, que les acteurs issus de la mouvance en Europe ont abandonné depuis très longtemps, comme l’ont bien montré les travaux de Brigitte Maréchal. Invoquer cela sert à susciter une sorte de panique morale. Mais pour certains acteurs publics, cela assoit l’idée qu’il y a une présence illégitime dans l’espace européen, qui est celle des musulmans.
C’est-à-dire ?
Dans ce rapport sont mis au même plan la question de l’observance du jeûne du mois de ramadan, la question du voile, celle des commerces labellisés halals, et on pourrait ajouter des associations sportives.
Tout cela est pris comme étant des indices, des prémices même, d’une tentative d’islamisation de la société avec, comme but ultime, ce que l’on évoquait précédemment : la charia et le califat… La dénonciation de « l’entrisme » frériste est un prétexte pour réintroduire un énième procès sur la visibilité de l’islam dans l’espace public. Il s’agit de réactiver un sentiment de peur, qu’on raccorde à des éléments de visibilité de l’islam, ce qui est quand même dramatique.
Et même lorsqu’il existe une adaptation religieuse au contexte européen, cela est aussi suspect puisque c’est de la dissimulation. On nous fait le récit d’une islamisation de la société française, avec un peu de grand remplacement en arrière-plan, avec l’idée surtout que l’islam en France est un élément fondamentalement exogène.
On comprend que les musulmans de France se demandent aujourd’hui quelle est leur place dans ce pays.
Et il est difficile d’oublier que la présentation de ce rapport, avec les déclarations tonitruantes qui l’accompagnent, intervient quelques semaines seulement après l’assassinat d’Aboubakar Cissé dans une mosquée. (...)
À propos de la mouvance des Frères musulmans, Florence Bergeaud-Blackler parle de « kamikazes au ralenti ». Même lorsqu’ils s’inscrivent dans un cadre légal, rejettent l’action violente, ils restent dangereux. Cette analyse s’attache aux textes fondateurs, certains ont plus d’un siècle, et pas au contexte. Globalement, ces chercheurs ne croient pas à la parole des acteurs, ce qui leur évite d’avoir à faire un travail de terrain. (...)
Peut-on faire une lecture géopolitique du focus mis aujourd’hui sur les Frères musulmans par le gouvernement français ?
C’est une vraie question. On ne peut pas s’empêcher de penser que ce rapport va dans le sens, effectivement, d’un certain nombre de stratégies d’influence de certains acteurs du Golfe, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite notamment. La question du salafisme, en très forte dynamique, est complètement évacuée. Disons que cela rencontre sans doute un agenda diplomatique.