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le vent se lève
La conquête spatiale : ultime fantasme du capitalisme ?
#conquetespatiale #capitalisme
Article mis en ligne le 9 mai 2024
dernière modification le 29 avril 2024

L’avenir de l’humanité se trouverait à quelques millions de kilomètres, sur une planète inhabitable et aride. Le futur de l’industrie lourde et polluante se situerait dans l’espace. Ou bien encore, le tournant écologique passerait par un voyage touristique en orbite. Tels sont les fantasmes du secteur spatial, nourris par les grandes figures de « l’astrocapitalisme » (Elon Musk et autres magnats). Ils prospèrent au sein du New Space, ce slogan aux allures de nouvelle ère dans laquelle le secteur privé porterait désormais la conquête spatiale, en opposition aux agences publiques, accusées d’être politiques et bureaucratiques. Cette modalité de la « conquête spatiale », associant les rêves du marché à ceux de Prométhée, n’est ni anodine, ni le fruit du hasard : elle résulte d’une industrie et d’une idéologie spatiale cohérente dont Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne, et Arnaud Saint-Martin, sociologue, retracent la construction dans Une histoire de la conquête spatiale, ouvrage dense et bienvenu paru en janvier 2024. Recension.

Aux origines militaires de l’exploration spatiale

Le programme militaire nazi serait-il le véritable acte de naissance des futures fusées ? C’est l’histoire que rappellent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. (...)

Après la chute du régime, ces ingénieurs hautement convoités sont récupérés par les États-Unis, l’URSS ou encore la France. Ainsi, dans la patrie de l’Oncle Sam, Werhner Von Braun devient, par exemple, le maître d’œuvre de la conquête spatiale étatsunienne à partir de 1958, tandis que ses anciens collègues de Dora se retrouvent partout dans l’industrie spatiale nord-américaine.

Néanmoins, ces origines sont souvent balayées d’un revers de la main dans le récit hégémonique (...)

Ces origines nazies sont-elles pour autant consubstantielles à la conquête spatiale ? Et ces dernières la marquent-elles aujourd’hui encore, aussi bien dans l’organisation du secteur que sur le plan idéologique ? À l’instar de l’historien Johann Chapoutot, soulignant combien l’idéologie nazie n’est pas un hapax mais s’avère bien inscrite dans l’histoire occidentale, les deux auteurs rappellent les liens étroits entre les capitalismes étatsunien et allemand – ce qui explique l’aisance avec laquelle les ingénieurs allemands se coulent dans l’industrie nord-américaine après la guerre. Tous ont baigné dans l’esprit du fordisme : le productivisme et la rationalisation du travail dominaient des deux côtés de l’Atlantique, aussi bien à Détroit qu’à Peenemünde. Pis encore, ils importent les méthodes organisationnelles héritées de leur expérience nazie, au point que Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld défendent un « devenir Peenemünde » de la NASA, reposant notamment sur la logique « d’arsenal ». (...)

On peut toutefois s’interroger sur cette filiation : la Big Science, qui désigne le développement d’une science nécessitant des investissements très importants portés par les États, ne doit pas seulement aux programmes balistiques allemands. Le Projet Manhattan, programme militaire étatsunien qui accouche de la première bombe atomique en 1945, s’impose notamment comme l’un des plus grands projets technoscientifiques de cette période, sans nécessité de passer par la généalogie nazie. De même, les programmes militaires abondent durant cette période, sans mobiliser le travail des déportés en camps de concentration.

Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques2 ? Cette proposition permettrait, en effet, d’inscrire la conquête spatiale dans des évolutions structurelles englobant le fonctionnement nazi, mais sans s’y limiter, car cette évolution concerne alors l’ensemble des États occidentaux. Le nazisme, de ce point de vue, ne constituerait pas l’essence de la conquête spatiale, mais bien plutôt une étape historique avérée, quoique contingente. (...)

Astrocapitalisme et New Space : le nouvel « âge d’or » de l’espace ?

Une situation qui connait néanmoins de profondes mutations ces dernières années : l’arsenalisation de l’espace est en marche, dans les faits et dans les esprits, et ouvre une nouvelle course aux armements. Les armes hypersoniques sont emblématiques de cette évolution, tandis que les États ne reculent plus devant la « publicité ostentatoire » des programmes spatiaux militaires, illustrée par la création de nouvelles branches au sein des armées, selon le politiste Guilhem Penent3. Autre aspect souvent délaissé que mettent également en lumière Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin : l’installation conflictuelle des sites de lancement (...)

En se concentrant sur SpaceX, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin soulignent par ailleurs avec ironie qu’Elon Musk, souvent associé à l’idéologie libertarienne, survit uniquement grâce à l’argent public, et participe avec assiduité à une guerre légale contre ses concurrents portant sur les appels d’offre de l’État. L’objectif est de « s’imposer comme prestataire de services des agences fédérales de l’espace ».

Une interdépendance qui tranche avec le récit des défenseurs de l’astrocapitalisme et du New Space, pour qui le secteur spatial connaitrait, un nouvel âge d’or fondé sur la croissance d’acteurs économiques issus du privé, capables d’innovations technologiques de rupture à moindre coût. Or, sans l’argent des contrats publics, les acteurs privés s’effondreraient. Le développement des activités commerciales dans l’espace répond ainsi à une volonté politique des États et de leurs agences spatiales, devenues imprésarios du New Space. (...)

Contre la cosmologie capitaliste : une critique à portée limitée

L’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin se clôture par un inventaire des récits alternatifs à cet assaut capitaliste sur l’espace. Une partie qui se veut « excentrique », en rappelant par exemple l’intérêt pour les OVNIS, qui a d’ailleurs précédé la conquête spatiale à proprement parler. D’autres chemins sont également ouverts par les contre-cultures et les discours critiques de « l’âge d’or » des années 1960 : mouvements féministes, luttes pour les droits civiques ou encore culture hippie qui ont pu s’opposer à la NASA.

Une place est faite également à la diversité des cosmologies qui interroge l’unicité du regard sur l’espace (...)

La portée de ces critiques fondées sur la diversité des cosmologies mérite toutefois d’être questionnée. Qu’une grande diversité de visions existe – et ce d’ailleurs au sein même des sociétés occidentales – est un fait digne d’être rappelé, comme l’ont fait les deux auteurs en s’appuyant sur une riche recherche en la matière, afin de déconstruire l’idéologie hégémonique à l’œuvre dans le secteur spatial. Or, pourquoi cette critique n’est-elle pas également menée lorsqu’il s’agit de récits situés dans des sociétés non-occidentales ? Les cosmologies des Zunis, des Hopis, des Pawnees ou des Inuits relèveraient-elles de sociétés homogènes, consensuelles et anhistoriques, dont la cosmologie ne relèverait d’aucun rapport de force ni d’intérêts divergents ? En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ? (...)

lire aussi :

 (Editions La Fabrique)

Irénée Régnauld, Arnaud Saint-Martin
Une histoire de la conquête spatiale, Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space

(...) Si l’enchantement perdure, c’est qu’une vaste conquête des esprits est à l’œuvre, dont on verra que l’héroïsation des astronautes – hier intrépides aventuriers, aujourd’hui scientifiques éclairés – n’est qu’une dimension parmi les plus durables. Il existe pourtant d’autres usages de l’espace, ni guerriers ni marchands, plus contemplatifs et plus soutenables, qui offrent une voie alternative vers les étoiles.