
L’ouvrage « Notre nouvelle nature » propose un guide pour comprendre, à l’échelle microlocale, les ravages de l’Anthropocène. Ce que l’anthropologue Anna Tsing, que nous avons rencontrée, appelle les « écologies férales ».
De passage à Paris pour quelques jours à l’occasion de la sortie de Notre nouvelle nature — Guide de terrain de l’Anthropocène (Seuil, mai 2025), l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing, également professeure à l’université de Californie à Santa Cruz et à celle d’Aarhus au Danemark, nous a accordé un entretien qui nous plonge dans les recoins inexplorés des désastres écologiques.
Après le succès de son ouvrage Le champignon de la fin du monde (La Découverte, 2017), dans lequel on découvre ses pérégrinations autour du matsutake, un champignon qui ne pousse que dans les forêts ravagées par l’industrie, Anna L. Tsing codirige depuis 2020 un projet de recherche collective nommé le Feral Atlas.
Cette cartographie interactive explore les petites et grandes histoires des perturbations écologiques de l’Anthropocène, loin des grands schémas planétaires. C’est de cet ambitieux projet qu’est né le guide Notre nouvelle nature qu’elle signe avec trois coautrices, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou. (...)
Reporterre — Quelle est cette « nouvelle nature » dont il est question dans votre livre ?
Anna L. Tsing — Il s’agit d’une nature qui naît ou se transforme par le déploiement des grandes infrastructures industrielles et impérialistes. Ce que nous appelons les écologies « férales ». Habituellement, le terme se réfère plutôt à des animaux domestiques qui seraient retournés à l’état sauvage. De notre côté, nous l’avons étendu et réinventé de manière à désigner des phénomènes naturels provoqués par les grands projets industriels, mais qui ont totalement échappé au contrôle humain.
Notre atlas, dont est tiré ce guide, propose d’explorer dans le détail ces effets féraux afin de rendre compte autrement de la nature terrestre. (...)
Un concept au cœur de votre approche, mais intraduisible en français. Qu’est-ce qu’un « patch » exactement ? Et en quoi change-t-il notre façon d’appréhender l’Anthropocène ?
Nous avons emprunté ce terme à l’écologie de paysage. Il désigne un lieu de dynamiques homogènes parmi toutes celles qui composent un paysage. Il n’y a pas vraiment de définition du patch, puisqu’il dépend de ce que vous recherchez et de ce que vous souhaitez regarder. Si vous vous intéressez à un champignon, le patch sera là où il pousse. Il s’agit plutôt d’une unité d’action, le fait de regarder quelque chose qui se passe à un endroit précis, à un moment particulier. Cela implique un art d’observer en prêtant attention au granulaire, au particulier, à travers différentes échelles de temps et d’espaces. (...)
Ces patchs sont constitutifs de l’Anthropocène, et représentent autant d’expressions de ses effets. Ils forment une mosaïque permettant de voir les multiples dynamiques de perturbations qui sont à l’œuvre — comme les extinctions, les toxicités, les radiations et les maladies — et de ne pas se limiter à de grandes modélisations planétaires abstraites (...)
Je crois qu’il est impossible d’étudier les êtres humains comme s’ils vivaient de manière séparée des non-humains, et inversement. On le voit avec l’alimentation, les terres ou… les maladies. D’où viennent-elles ? L’un des projets que nous avons intégré à l’atlas est celui de l’anthropologue Paulla Ebron, qui s’est intéressée aux espèces présentes à bord des navires négriers.
En entassant les esclaves dans des conditions inhumaines, ces navires sont devenus des lieux propices aux maladies. C’est là qu’est née une nouvelle souche de moustiques, dont la lignée est encore aujourd’hui responsable de la dengue, de zika et de la fièvre jaune. Les patchs de l’Anthropocène aident justement à visibiliser les croisements entre injustices sociales et les catastrophes environnementales. (...)
je me suis demandée comment attirer l’attention sur les histoires les plus sombres de la féralité pour inviter à s’en préoccuper sans effrayer ? Tout le projet est une tentative de réponse à cette question pour conduire à s’intéresser et s’engager autrement dans les relations écologiques sur Terre. Nous devons apprendre à faire attention à cette nouvelle nature qui est partout autour de nous, avec ses facettes les plus incroyables, comme les plus abominables.
Comment la prise en considération de cette nouvelle nature peut-elle nous aider à forger de nouvelles formes de résistances face au capitalisme ?
En aidant à construire des coalitions de toutes sortes, entre communautés humaines et non humaines, et pas juste un seul grand mouvement. Cette analyse de terrain par les patchs est aussi un outil permettant de voir plus précisément où nous pouvons travailler les uns avec les autres, qui sont nos alliés et comment agir face à toutes ces agressions simultanées. Elles invitent à une politique par la coalition, plutôt que par l’héroïsme.
Notre nouvelle nature — Guide de terrain de l’Anthropocène, d’Anna Lowenhaupt Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, mai 2025, 528 p., 25 euros.