
Ce qui me frappe le plus, c’est le pouvoir de séduction des idéologies néolibérales sur les populations. Nous sommes devenus en quelques décennies, quels que soient nos revenus, des homo consumerus à peu près conformes ce qu’avait décrit l’anthropologie libérale. Cette conversion, sinon dans les esprits, du moins dans les corps et les comportements, va de pair avec l’abandon des valeurs de solidarité, de partage, la volonté de privilégier des politiques de redistribution, plus égalitaire, le collectivisme, le syndicalisme, etc.. Quand on écrit ça aujourd’hui, on se sent “naïf”, candide, idéaliste. Ce n’était pas le cas dans le monde où j’ai grandi (où “nous” avons grandi, je suppose).
Je me disais : combien d’intellectuels de gauche dans les années 60 et 70 lisaient Franz Fanon, assistaient aux cours de Foucault, rêvaient d’un monde meilleur et plus juste, qui se sont embourgeoisés et se sont parfaitement accommodés des régimes néolibéraux – dont ils profitent évidemment. Car ce qui n’a pas été redistribué dans les portefeuilles des actionnaires est allé dans leurs poches.
La gauche au pouvoir a trahi certes, mais la conversion des masses aux idéologies (et au nihilisme) néolibérales, pas seulement en Europe, est un phénomène massif. Tout comme l’est l’appétence pour les États forteresses, le repli xénophobe, le délire immunitaire.
Ce n’est pas que “nous” soyons devenus plus stupides que nos prédécesseurs, ou plus “égoïstes” – après tout, nos prédécesseurs, dans les métropoles des empires coloniaux, se sont fort bien accommodés de l’exploitation coloniale de centaine de millions d’êtres humains (et encore avant, de l’esclavage).
Cependant, même pour ceux dont l’imaginaire politique (de gauche) n’aurait pas été encore totalement ruiné par des décennies de libéralisation, la pilule est amère et l’impuissance manifeste : car nous dépendons tous des flux de marchandises qui circulent sur la planète, de cet extractivisme total (...)
la manière dont ils ont su convertir à la logique bourgeoise et des milieux d’affaires les masses toute entière, à quelques soubresauts près, personne je crois ne l’avait vu venir.
Maintenant, c’est mort : le pouvoir est tout entier dans les mains des dirigeants néolibéraux (et l’État, plus que jamais, occupe une position centrale, garantie pour le business d’une réorientation de la richesse vers leurs activités au détriment des plus pauvres, laissés en plan, sans parler de la force policière et militaire, dont la jouissance permet de mater toutes les formes du mécontentement) – lesquels dirigeants se confondent de plus en plus ouvertement avec des pseudo-démocrates autoritaires. C’est comme un cauchemar qui se réalise sous nos yeux. Mais il se réalise avec l’aval d’une partie majoritaire des électorats, et c’est bien ça le problème (jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’électorat du tout, comme dans une bonne partie des États du monde). (...)
Et dans la perspective de la catastrophe climatique, croyez-vous sérieusement que les classes les plus aisées vont soudainement se convertir à la décroissance afin de redistribuer une part de leur prospérité aux populations les plus pauvres et les affectées par les effets du changement climatique ? Non, évidemment.