
La Commission européenne veut faire interdire, à l’échelle planétaire, l’utilisation de siloxanes, substances chimiques toxiques et persistantes, dans des produits de consommation. Des documents, consultés par Mediapart, montrent l’ampleur de la contre-offensive de l’industrie.
« Cefic et Dow entreprennent une intense campagne de lobbying. » Dans un courriel daté du 14 septembre 2023, un haut fonctionnaire de la Commission européenne, rattaché à la direction générale de l’environnement, alerte ses supérieurs hiérarchiques. Cela fait des mois que des fonctionnaires à Bruxelles préparent un dossier très sensible. Ils voudraient restreindre, au niveau mondial, la production et l’utilisation de substances chimiques toxiques, les siloxanes.
La « DG environnement », aiguillée par l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), veut sortir la grosse artillerie, en ajoutant ces composés sur la liste de la « convention de Stockholm », dont l’objectif est d’éliminer à l’échelle planétaire les « polluants persistants organiques » (POP), du nom de ces substances qui ne se dégradent pas, qui se déplacent sur de longues distances et s’accumulent jusqu’à en devenir toxiques pour l’environnement. (...)
C’est compter sans l’offensive tous azimuts de l’industrie chimique, qui orchestre, depuis bientôt deux ans, une contre-attaque de haute intensité.
Celle-ci est menée depuis Bruxelles par l’organisation professionnelle du secteur, le Cefic, et le géant américain de l’industrie chimique, Dow, comme le confirmait le courriel du 14 septembre : « Dow rencontrera notre cabinet cette semaine et il semble qu’ils sont en contact avec beaucoup d’autres. »
Matières plastiques cruciales
Cette correspondance interne à la Commission européenne, récupérée par l’ONG Corporate Europe Observatory et consultée par Mediapart, n’est qu’un élément d’une bataille qui se mène de Bruxelles jusqu’aux confins du monde, dans les stations scientifiques de l’Antarctique.
Si l’industrie est si inquiète, c’est qu’elle utilise ces composés dans d’innombrables produits de consommation. (...)
Une fois utilisées, ces substances se répandent par centaines de tonnes dans l’environnement. Elles s’échappent dans les eaux usées, et surtout dans l’air. Les siloxanes sont toxiques dans les écosystèmes aquatiques. Ils sont de potentiels perturbateurs endocriniens et des études évoquent de possibles effets carcinogènes. (...)
Semer le doute et créer la division
Les documents consultés par Mediapart montrent que le Cefic, par l’intermédiaire de Silicones Europe, une de ses branches, et Dow, l’entreprise américaine, ont envoyé de multiples courriers aux autorités et obtenu de nombreux rendez-vous auprès de fonctionnaires, de membres de cabinets, ou encore de l’Echa, de janvier 2023 à juin 2024. L’industrie a fait appel à un cabinet d’avocats américain, Beveridge and Diamond, pour contester l’inscription sur la liste (la « nomination ») et affûter ses arguments.
Officiellement, le secteur craint que le long processus d’inscription des siloxanes sur la liste des POP échappe à l’Union européenne. La convention de Stockholm est un instrument de droit international, auquel adhèrent 186 États parties. Si l’Union européenne propose formellement d’ajouter les siloxanes sur la liste des substances les plus problématiques pour la planète, les POP, une période d’analyse et de négociations multilatérales va s’ouvrir. (...)
Dans plusieurs documents du secteur, l’industrie dit craindre que ces négociations aboutissent à l’élimination pure et simple de la substance pour tous ses usages, et pas seulement pour les cosmétiques. Ainsi, les dérogations dont elle bénéficie au sein de l’Union européenne – qui permettent d’utiliser les siloxanes pour la fabrication de silicones, hautement stratégiques – pourraient n’être pas accordées dans le cadre de la convention de Stockholm, fait valoir l’industrie. (...)
Des fonctionnaires sensibles aux arguments de l’industrie
La perspective d’une vaste interdiction des siloxanes a poussé l’industrie à déclencher de multiples contrefeux. Le Cefic, via Silicones Europe, a ainsi réclamé qu’une étude d’impact soit lancée par la Commission européenne, alors même que l’évaluation socioéconomique d’une nomination n’est pas nécessaire, selon la convention de Stockholm.
L’industrie a donc confié à Ricardo, une entreprise de consulting en affaires publiques, le soin de rédiger une étude d’impact « made in industry ». Le 15 juillet 2024, une réunion s’est tenue à Bruxelles entre fonctionnaires et représentants de l’industrie. Au sein de la Commission européenne, des voix s’élevaient alors pour déplorer le manque de transparence d’une étude qui se limite à récolter l’opinion des entreprises.
L’attitude de la DG environnement ne suscite pas l’adhésion de tout l’exécutif européen. La Direction générale du marché intérieur, de l’industrie, de l’entreprenariat et des PME, surnommée la « DG Grow », est plutôt sensible aux arguments des multinationales, quitte à reprendre leur argumentaire, presque mot pour mot (...)
La DG Grow dresse ensuite la liste de ses réserves, qui ressemblent à s’y méprendre aux courriers de l’industrie. Pour ces fonctionnaires, les preuves scientifiques sont insuffisantes pour une nomination des siloxanes en tant que POP, malgré le travail poussé des scientifiques de l’Echa. La direction générale embrasse la crainte de l’industrie concernant un processus imprévisible aux conséquences potentiellement néfastes sur les usages industriels des siloxanes et, par ricochet, des silicones.
Entre les deux DG, le torchon brûle. (...)
Depuis, le processus semble à l’arrêt. Alors que la Commission comptait soumettre une proposition au Conseil de l’UE en 2024, on parle désormais du deuxième trimestre 2025, ce qui coïncide avec la publication de l’étude du Cefic.
Ensuite, si l’Union européenne propose formellement d’intégrer les siloxanes dans la liste des POP, c’est un organe d’experts émanant de la convention de Stockholm qui se saisira du dossier et proposera, le cas échéant, aux 186 États parties d’interdire la substance. Pour « changer le monde », il faudra donc être très patient.