
Le CAPC a commémoré samedi et dimanche les 200 ans de son bâtiment, qui fut un entrepôt de denrées du temps où la ville était un port négrier. Après avoir longtemps traîné, le musée commence à se confronter à son passé, sous la pression de la société civile.
Les premiers pas à l’intérieur du musée provoquent un effet de sidération, comme l’entrée dans une cathédrale. La double nef construite en pierre jaune s’élève très haut. L’architecte, lui, ne s’était pas inspiré d’édifices religieux mais de marchés couverts d’Afrique du Nord pour dessiner les mezzanines des étages et les arcades ouvertes sur l’extérieur.
En cette fin de semaine, le plateau central, d’ordinaire occupé par des installations d’artistes, a été vidé, renforçant l’aspect monumental et un peu intimidant des lieux. À l’occasion des Journées du patrimoine et du matrimoine, le CAPC (Centre d’arts plastiques contemporains) s’est risqué à un pas de côté : il s’est penché sur l’histoire sordide de ses murs, construits il y a exactement deux cents ans, de 1822 à 1824, à une époque où Bordeaux tirait encore sa richesse de ses activités de port négrier. (...)
La généalogie est encore trop peu connue : ce musée d’art contemporain a ouvert ses portes entre les murs de l’ancien entrepôt Lainé, construit par Claude Deschamps (également architecte du Pont de pierre, à quelques encâblures de là). Ce fut le lieu de stockage des denrées coloniales qui arrivaient à Bordeaux. Des magasins répartis de part et d’autre de la grande nef conservaient caisses de sucre, de café, de coton ou d’indigo. Une bourse de commerce, au cœur des rouages de la traite.
« Décoloniser » un bâtiment ?
L’entrepôt, qui doit son nom – Lainé – à une famille bordelaise enrichie grâce à la traite, était en activité bien après les débuts du « commerce triangulaire », sur fond d’essor du « commerce en droiture » (ces liaisons maritimes directes entre Bordeaux et les colonies françaises, sans passer par l’Afrique, mais toujours en recourant au travail de personnes esclavisées). La deuxième abolition de l’esclavage, pour les colonies françaises, est décrétée en 1848.
Est-il possible de « décoloniser » un bâtiment pareil ? (...)
Exposer comme si de rien n’était ?
Ces deux journées autour des mémoires de la traite n’ont pas seulement été organisées à l’occasion des 200 ans du bâtiment. Elles sont aussi nées d’une interpellation vive de l’association Mémoires & partages, qui a dénoncé l’an dernier, alors que le musée célébrait son cinquantenaire, « cinquante ans de déni de la mémoire d’un crime contre l’humanité » par le CAPC. (...)
L’interpellation du collectif militant fut en tout cas le point de départ d’une réflexion plutôt fructueuse au sein de l’équipe du CAPC : « Cette polémique a posé des questions intéressantes sur le périmètre de notre responsabilité, dit Sandra Patron. Nous considérons que le vocabulaire de l’art et de la théorie critique reste notre outil pour convoquer cette histoire. Mais nous avons entendu que ce n’était pas suffisant. Qu’il y avait une demande pour raconter cette histoire de manière plus historicisée. »
À court terme, le musée a publié un livret, désormais disponible pour le public. (...)
L’association Mémoires & partages réclame davantage, sous la forme d’une plaque explicative permanente posée à l’entrée du bâtiment. Comme une provocation, elle avait d’ailleurs dévoilé son propre panneau, devant le CAPC, début septembre, à l’approche des Journées du patrimoine. (...)
Ce lieu est si emblématique de l’esclavage à Bordeaux que sa direction doit se sentir absolument concernée, et tout faire pour que cela bouge. Isabelle Do Nascimento Lopes, de l’association Mémoires & partages
(...)
Convié à la tribune samedi, l’activiste Seumboy Vrainom, connu pour ses « Histoires crépues » sur YouTube, a bien résumé le problème :
« L’art ne peut pas résoudre tous ces enjeux seul. Ce sont aussi des enjeux politiques plus larges – par exemple le fait que la France n’a toujours pas un musée spécifique dédié à l’esclavage. La question, c’est donc aussi : pourquoi le CAPC se retrouve-t-il à porter cette charge seul ? »
(...)
Mais des avancées ont tout de même modifié le paysage. Un autre musée municipal, le musée d’Aquitaine, a consacré dès 2011 plusieurs salles de son parcours permanent à l’importance de la traite négrière dans l’économie locale (même si l’écriture de certains cartels avait, là encore, braqué l’association Mémoires & partages et l’écrivaine Anne-Marie Garat). (...)
À la sortie des deux journées dominait en tout cas l’impression que le CAPC avait franchi un cap. Mais aussi qu’un processus de décolonisation de l’ancien entrepôt, s’il finit par aboutir, sans déchaîner d’ici là les foudres des extrêmes droites locales, prendra encore beaucoup de temps.