Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
« L’État ? C’est un fantôme » : à Mayotte, une population livrée à elle-même
#Mayotte #cyclone #solidarités
Article mis en ligne le 30 décembre 2024

Deux semaines après le passage du cyclone Chido, l’aide tarde à se concrétiser à Mayotte. Le premier ministre et plusieurs membres du gouvernement, qui sont annoncés sur l’île ce lundi, arrivent dans un contexte très tendu, où la sidération a laissé la place à la colère, et où le sentiment d’abandon est généralisé.

(...) Certain·es sont venu·es avant que le cyclone Chido ne dévaste les bidonvilles qui entourent l’établissement scolaire, l’un des dix lycées de Mayotte. « Ma mère nous a proposé de venir la veille du cyclone. Elle est restée avec mon père dans la maison qui a été complètement détruite. Elle avait peur pour nous », explique une collégienne de Hamajani, un quartier situé dans les hauts de Kawéni. Ses parents n’ont rien pu sauver, « sauf les papiers », dit-elle.

D’autres sont venu·es y chercher un abri après la tempête, quand leur maison n’était plus qu’un amas de tôle arrachée et dispersée par les vents violents. C’est le cas de Rahati. Cette mère de famille a tout perdu. « Dès que ça c’est calmé, je suis venue au centre avec mes enfants », précise-t-elle. (...)

Deux semaines plus tard, le lycée accueille environ 600 personnes : des femmes et des enfants pour la plupart, réparti·es selon les attaches familiales dans plusieurs salles de classe. Les hommes et les adolescents passent, eux, leur journée à reconstruire les maisons dans les hauts. Certains d’entre eux ne reviennent qu’à la nuit tombée pour y trouver de quoi manger et un toit pour dormir.

L’activisme des bénévoles

Dans la désolation générale qui s’est emparée de Mayotte le 14 décembre, le lycée des Lumières fait figure d’exception. Sur les 44 centres d’accueil mis à la disposition des sinistré·es sur l’ensemble du territoire, rares sont ceux qui fonctionnent à peu près correctement. Beaucoup ont d’ailleurs été délaissés au fil des jours. Sans eau, sans vivres, sans aucune aide, à quoi bon ?

Ici, on a l’essentiel : un toit bien sûr, mais aussi de l’eau et un peu de nourriture. Et ce n’est ni grâce à l’État, ni grâce à la mairie. Dès le lendemain de la tempête, un groupe de bénévoles s’est constitué presque naturellement pour organiser les choses. Ils et elles ont placé les réfugié·es dans les salles de classes, sont allé·es récupérer des matelas dans le gymnase, et surtout, ont acheté de l’eau et des vivres avec leur propre argent.

« Au début, on s’est cotisés, raconte Arnaud Genin. Puis au bout d’un moment, on a lancé un SOS car on n’avait plus les moyens. L’association Solibad [basée en région parisienne – ndlr] nous aide depuis. » Chaque jour, les bénévoles dépensent 1 000 euros pour nourrir les quelque 600 sinistré·es.

Arnaud Genin est docteur en biologie. Il vit et travaille à Kawéni. Il fait partie de cette infime minorité à ne pas avoir vu sa maison trouée par la tempête. Après le cyclone, il a proposé son aide aux autorités, mais il n’a jamais obtenu de réponse. Le lundi qui a suivi la catastrophe, il s’est donc rendu au lycée parce qu’il savait qu’il servait d’abri. Ce qu’il a vu lui a « glacé le sang », témoigne-t-il : « Il n’y avait en tout et pour tout qu’un agent de la mairie, et il n’y avait aucune nourriture, aucun soin. Les gens étaient livrés à eux-mêmes. »

Avec d’autres bénévoles, il est parti acheter 10 kilos de nourriture pour les enfants. Puis il a tenté de mettre en place une organisation. (...)

« On a recensé 500 personnes qui sont là tout le temps. Les trois quarts sont des enfants. La moyenne d’âge est de 17 ans. » Et tout cela dans des conditions dantesques.
L’abandon de l’État

Le 25 décembre, il n’y avait toujours pas d’électricité. Et l’eau, impropre à la consommation, n’était revenue que quatre jours auparavant, le 21 décembre, soit une semaine après le passage de Chido.

Les autorités ? Elles sont inexistantes. Personne pour sécuriser les lieux, alors que le soir, des bandes de jeunes viennent y semer la terreur ou y prendre de quoi reconstruire leur maison. Personne pour soigner les blessé·es, ou ne serait-ce que pour s’enquérir de la situation des réfugié·es. La première livraison d’eau minérale a eu lieu le 24 décembre : 36 packs apportés par la mairie. Quant à l’aide en nourriture, elle se résume à trois collations pour les enfants, du jus de fruit et des biscuits. Des élus sont bien passés au bout de dix jours. Mais cela n’a rien changé. Quant à l’État, « il sait qu’on existe, mais on n’a vu personne ».

Un constat qui vaut pour les autres centres d’hébergement provisoire. (...)

Comme d’autres, A. estime que les abris « officiels » ont été délaissés parce qu’ils accueillent une majorité de personnes en situation « irrégulière ». Des gens qui, selon les autorités et une partie des élu·es, « n’ont pas vocation à être là ». Dans certaines communes, il est demandé à celles et ceux qui viennent chercher des vivres de fournir une pièce d’identité – un moyen de priver de l’aide toutes les personnes qui n’en ont pas.

À Bandrajou, un bidonville de Kawéni qui se situe à quelques encablures du lycée des Lumières, les habitant·es n’ont pas vu l’ombre d’un carton de nourriture. « On se débrouille sans l’État, on a toujours fait ça », explique Aballah, qui vit dans le quartier depuis cinq ans et qui n’a plus de papiers en règle depuis le 10 décembre. Ici, on n’a vu ni élu ni représentant de l’État. « Les seuls qu’on a vus, c’est les journalistes et des secouristes volontaires. » Les pompiers ne sont venus que le 26 décembre, douze jours après la catastrophe…

La colère de la population (...)

Cette impression d’être livré à soi-même s’étend bien au-delà des quartiers les plus défavorisés. (...)

Partout dans l’île, domine le sentiment d’un abandon généralisé. « L’État ? Quel État ? C’est un fantôme », s’énerve A., la travailleuse sociale. Très vite, elle a compris qu’il ne fallait rien attendre de la préfecture ou des responsables locaux, et elle a entrepris d’organiser les secours avec un groupe informel de bénévoles en Petite Terre. « Il y a la communication officielle, avec de beaux discours, de belles images, mais dans la réalité, ça n’a rien à voir, s’emporte-t-elle. Dans les centres d’hébergement, c’est une catastrophe, il n’y a ni matelas, ni soins, ni nourriture. Mais dans les villages aussi, la situation est terrible. Les gens vivent sur des matelas mouillés par la pluie, sans toit, sans personne pour ramasser les ordures qui s’entassent dans les rues. » (...)

le décalage entre les éléments de langage des autorités d’un côté, et la galère quotidienne des habitant·es de l’île de l’autre, suscite une immense colère.

« On ment aux Français, estime A., la travailleuse sociale. On nous dit que l’électricité est revenue, mais de très nombreux foyers en sont encore privés. » Dans certains quartiers, y compris au centre de Mamoudzou, le chef-lieu, le courant est revenu quelques jours, puis il a de nouveau été coupé. « L’eau ? poursuit A., c’est vrai qu’il y en a au robinet, mais seulement par intermittence, et surtout, elle ne peut pas être consommée comme ça car elle est polluée depuis Chido. »

Quant à la nourriture, « elle est très insuffisante ». Souvent, celle-ci se résume à quelques boîtes de sardines ou de thon, à de la farine et à deux bouteilles d’eau par famille. (...)

De nombreuses associations déplorent aussi le manque d’information, mais aussi le manque de concertation. Julien Bousac est le coordinateur de Médecins du Monde (MDM) à Mayotte. Avec son ONG, ils organisent des visites dans les villes. Le 26 décembre, ils étaient à Dzoumogné, dans le Nord. Mais ils n’ont vu ni élu·es ni représentant·es de l’État. « Il y a zéro interface, zéro contact, les associations ont été exclues de la cellule de crise », déplore-t-il.

Il a notamment constaté qu’aucune information n’est donnée à la population lorsque des dons de vivres sont organisés dans les villages. Les premiers venus sont donc les premiers servis. Une situation qui alimente un peu plus encore la colère et qui suscite bien des rumeurs. Depuis quelques jours, les accusations de détournement se sont multipliées. Dans une île où plusieurs scandales politico-financiers ont fait la une de l’actualité ces derniers mois, les élu·es municipaux, auxquel·les l’État sous-traite la distribution d’eau et de nourriture, sont accusé·es de favoriser leurs proches.

Certains d’entre eux clament leur innocence et surtout leur impuissance.

Mais de nombreux témoins affirment que des cartons de nourriture et des packs d’eau sont mis de côté lors des distributions. Des policiers l’ont même fait savoir à leur hiérarchie lorsqu’ils en étaient témoins. L’un d’eux assure à Mediapart avoir assisté à trois reprises à des détournements. (...)