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Mediapart
« L’arrêt de la Ciivise est vécu comme une violence, une trahison, un abandon »
#CIVISE #violencessexuelles #viols
Article mis en ligne le 8 février 2024

Un mois après son éviction de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), le juge Édouard Durand s’exprime pour la première fois

Trop critique, trop « militant », trop médiatique, le juge Durand, dont l’engagement se situe à la jonction entre la protection de l’enfance et les luttes féministes, a été remercié en décembre dernier par l’exécutif. Onze membres de la commission avaient démissionné dans la foulée. Lundi 5 février, une « Ciivise 2 » aux contours très différents a été installée, avec à sa tête deux personnalités dont les positions sont aux antipodes de celles de l’équipe sortante : l’ex-rubgyman Sébastien Boueilh et la pédiatre Caroline Rey-Salmon, qui vient de se mettre en retrait après avoir été accusée d’agression sexuelle. (...)

En pesant chaque mot et ne souhaitant pour l’instant pas faire de commentaire sur la « Ciivise 2 », il plaide pour un renforcement de la loi, seule manière de mettre un terme, à ses yeux, au « déni social » dont les violences sexuelles font l’objet. Un sujet au cœur du court livre intitulé 160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social, qu’il publie jeudi 8 février dans la collection « Tracts » des éditions Gallimard.

Mediapart : Comment analysez-vous votre éviction de la Ciivise ?

Édouard Durand : C’est difficile pour moi de répondre à cette question, car je ne dispose pas des informations qui me permettent d’expliquer la décision qui a été prise. La réalité est qu’il a été mis fin à une mission, à une doctrine et à l’incarnation de cette mission et de cette doctrine.

Si l’on regarde en arrière, on peut évidemment réprouver le choix de mettre fin à la Ciivise. Si l’on regarde en avant, et c’est l’objet du « Tracts » que j’ai écrit, on s’aperçoit qu’il faut continuer d’inventer des moyens nouveaux de lutter contre le déni social qui entoure les violences faites aux enfants, l’impunité des agresseurs.

Un grand nombre de personnes victimes ou de leurs soutiens ont vécu mon éviction comme une trahison. La période de lutte pour maintenir la Ciivise telle qu’elle était, c’est fini. Maintenant, il faut créer les espaces où l’on va continuer de faire entendre cette parole. Il y a des espaces pour continuer d’agir et d’affirmer la légitimité de la parole des victimes. Mon engagement est clairement d’être fidèle à la parole donnée, quelle que soit ma place. (...)

ma conviction, c’est que c’est d’abord par le plus haut qu’on pourra augmenter la protection. J’entends par là la loi, ce que j’appelle une législation plus impérative. Il faut absolument que la loi soit consolidée dans sa fixité. Un premier exemple : loi du 21 avril 2021. Voilà quelque chose de fixe : un adulte, un enfant de moins de 15 ans, et on fixe que tout acte sexuel est une agression sexuelle ou un viol. Il a fallu des années et des années pour parvenir à cette loi, et, comme toujours, les « gardiens du temple » finissent par dire, alors qu’ils y étaient opposés : « On a toujours dit que c’était possible. » C’est en train d’avancer pour la suspension de l’autorité parentale dans les cas d’inceste parental. À partir du moment où la loi sera consolidée dans sa fixité, alors toute politique publique renforcera les pratiques professionnelles protectrices.

Pour agir, il y a aussi l’incitation par le plaidoyer, l’intervention, la proposition, la structuration du débat public. Il faut, dans tout espace où c’est possible, sans attendre que la loi change, renforcer les capacités d’agir, car les 160 000 enfants victimes chaque année existent pour de vrai. Et que c’est maintenant qu’il faut les identifier et les mettre en sécurité (...)

Ce déni persiste parce que ce qui gêne le groupe, c’est davantage la révélation des violences que les violences elles-mêmes. C’est moins le viol que la révélation du viol qui gêne. C’est moins l’appropriation du corps de l’enfant par le sexe que la lutte contre ce pouvoir qui gêne. (...)

toute violence, quelle qu’elle soit, y compris quand elle passe par le sexe, n’est que l’affirmation d’un pouvoir. (...)

Le principe de la présomption d’innocence, qu’il ne me viendrait pas à l’esprit de maltraiter, est un principe qui garantit des droits à une personne mise en cause dans le cadre d’un processus institutionnel judiciaire pénal. Nous en avons une interprétation erronée et abusive qui nous conduit à l’invoquer pour interdire de nommer ce que nous voyons. Vous êtes pris en flagrant délit de vol d’une orange par 60 personnes dans la rue. Dans le cadre de la procédure pénale mise en œuvre pour le vol de cette orange, vous bénéficierez de droits découlant du principe de la présomption d’innocence. Cela ne doit pas interdire quiconque de dire ce qu’il vous a vu faire. (...)

Il me semble incontestable que l’invitation à révéler les violences inclue la reconnaissance de la légitimité du témoignage. Sinon, soit c’est pervers, soit c’est déraisonnable. Pourtant, c’est exactement ce qu’on vit aujourd’hui.

On invite les victimes de violences sexuelles à révéler et, au moment où elles font confiance, on les projette dans un autre monde. Le déni, c’est la construction de réalités alternatives. On les projette dans un monde où la réalité du réel devient aléatoire. (...)

À l’instant même où un enfant victime d’inceste paternel sort de l’injection paternelle au silence et révèle l’inceste, son visage d’enfant victime disparaît. La société recouvre son visage du masque de l’enfant menteur ou manipulé. C’est au sens propre une tragédie.

À l’instant même où une mère fait son devoir et conduit son enfant au commissariat, à l’hôpital, au tribunal ou au service social, son visage de mère protectrice est dissimulé sous le masque de mère manipulatrice qu’on lui colle.

C’est terrible parce que les enfants victimes constatent la toute-puissance de leur agresseur, font l’expérience que la loi est un mot creux, et parce que les mères tombent dans un piège : soit elles ne font rien et on les accuse de complicité, soit elles font ce que leur devoir et la raison leur commandent, elles en appellent aux institutions de protection, et on les accuse de mentir. Cela illustre le déni dans toutes ses dimensions : nous savons que c’est vrai, mais ce qui nous gêne, c’est de l’entendre (...)

Il me paraissait nécessaire de maintenir la Ciivise telle qu’elle a été pendant trois ans pour deux raisons. La première, c’est que témoignage après témoignage, la Ciivise a gagné du terrain sur le déni. La seconde, c’est que cet espace de témoignages répondait à un besoin pour les 5,5 millions de femmes et d’hommes adultes qui ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Pour les adultes protecteurs aujourd’hui, pour les enfants victimes aujourd’hui.

Ce besoin vital de reconnaissance est vital au sens de vie ou de mort. C’est une dimension qui a été insuffisamment prise en compte. En pensant au coup d’après, on n’a pas compris que la Ciivise était par elle-même un espace de réparation. Qu’elle répondait à un besoin.

Lorsque le jour de l’appel à témoignages, le 21 septembre 2021, des centaines et des centaines de personnes ont dit « j’ai attendu ce moment toute ma vie » et que cette affirmation a été exprimée continuellement jusqu’à décembre 2023, cela a bien mis en évidence que la Ciivise répondait à un besoin. La violence, c’est l’anéantissement de l’autre, victime, en tant que sujet légitime de parole. La Ciivise était l’espace où cette parole était reconnue dans sa légitimité. C’est pour ça que tant de personnes vivent l’arrêt de la Ciivise comme une violence, une trahison, un abandon. (...)