
On pouvait avoir des doutes sur la possibilité de jeter un regard neuf sur un thème aussi courant que la nature de l’antisémitisme. C’est pourtant le pari réussi de Brigitte Stora dans un ouvrage incisif dont les bases avaient été posées quelques années auparavant dans un travail doctoral. Pari réussi, et d’autant plus difficile que la thèse centrale est la permanence d’un discours et, au-delà de la diversité des moments et des lieux, la constance des énoncés. C’est cette constance qui autorise à en chercher les causes dans l’inconscient humain. Il faut tout le talent de l’autrice pour nous persuader que l’histoire et la psychanalyse peuvent, à condition toutefois de respecter certaines contraintes méthodologiques, entretenir d’enrichissantes relations. Ces contraintes avaient été énoncées, notamment par Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychanalyse1, dans un très long texte publié par la revue Annales en 1965 où étaient examinés, à partir de l’histoire de Sparte, les rapports entre les deux disciplines.
Il ne s’agit pas, écrivait-il, de « démontrer une fois de plus que la psychanalyse éclaire tout comportement humain […], mais de préciser la contribution que la psychanalyse peut apporter à l’étude de l’histoire par l’historien, pour des fins historiques »2. Dès lors, la psychanalyse doit attirer l’attention sur un groupe de faits qui, sans elle, serait passé inaperçu. Or bien que Brigitte Stora ne cite pas Devereux, elle adopte ce parti-pris (...)
Marx, dans Sur la question juive (1843), a fait du « judaïsme » une catégorie, un ensemble d’attributs permettant aux non-Juifs de donner un sens au monde qui est le leur. Au fond, suggère-t-il, le Juif n’a cessé d’être inventé afin de fournir un cadre simple d’appréhension du monde. Sartre reprendra l’idée : l’antisémitisme n’est-il pas un prétexte pour exprimer l’angoisse devant la condition humaine ? Mais on sait que parfois l’explication, aussi simple soit-elle, ne parvient pas toujours à faire l’économie de l’angoisse. Et cette dernière peut se transformer en hostilité.méthodologique, et échappe ainsi à la tentation de produire des énoncés non réfutables, dont parfois (souvent ?) la psychanalyse est friande. (...)
L’imaginaire de la dette
Brigitte Stora fait de l’antisémitisme « un refus de l’Alliance »9. Elle convoque subtilement la pensée novatrice de Sophie Nordmann pour qui « le visage de l’Autre n’est pas un miroir, mais la possibilité d’accéder à un “plus que soi”, c’est-à-dire à la transcendance »10. Peut-on alors voir dans l’antisémitisme un refus de la transcendance ?
On serait tenté d’interpréter l’argument central de l’autrice en ces termes, car c’est bien au « plus que soi » que l’antisémite n’a pas accès. Brigitte Stora donne un relief plus saisissant encore à son argument en l’éclairant par l’imaginaire de la dette. (...)
Il suffit pour s’en persuader d’évoquer quelques-unes des propositions centrales d’un ouvrage érudit mais, grâce à l’élégance de l’écriture, parfaitement lisible. Ces propositions sont étayées par une attention soutenue aux conditions faites aux Juifs dans des contextes très divers.
L’antijudaïsme chrétien : la matrice (...) . L’accusation de déicide semble bien être « la matrice théologique du mythe de la conspiration juive »
Lire aussi :
– (Editions Le Bord de L’eau)
Brigitte Stora - Antisémitisme : un meurtre intime
(...) Comment ne pas reconnaître l’imaginaire ancestral de ce discours délirant qui de nouveau se parle un peu partout, et, c’est le plus terrible, parfois même à l’insu de ses locuteurs.
Pourquoi un si petit groupe humain demeure-t-il l’obsession de centaines de millions d’individus ?
Que peut bien signifier cette « conspiration juive pour dominer le monde », ce terrifiant empire que les Juifs exercent sur les antisémites ?
L’antisémitisme est d’abord une très ancienne vision du monde qui postule l’abolition du judaïsme comme condition d’une rédemption universelle. Mais il est aussi une rage intime contre les Juifs qui, dès lors, occupent la place originelle de l’altérité fondamentale. Cet Autre, tout autre, qui nous oblige et nous grandit ou qui nous menace.
Le refus du nom de l’Autre, de toutes dettes à son égard, et la hantise du désir qu’il peut susciter, sont au cœur du discours antisémite. Ils apparaissent comme un modèle universel du refus de l’altérité en soi. Comme un meurtre de la responsabilité et de l’émancipation.
Franz Fanon avait prévenu : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »