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« J’ai demandé à ChatGPT : imagine que tu es Alain Damasio et que tu veuilles écrire sur l’eau »
#IA #ChatGPT #Damasio
Article mis en ligne le 23 avril 2024
dernière modification le 21 avril 2024

Le célèbre auteur de science-fiction a parcouru la Silicon Valley pour écrire son premier essai : un texte vertigineux qui propose une forme renouvelée de technocritique, à la mesure du basculement engendré par les IA. Rencontre dans les Alpes.

« L’école des vivants », cette nouvelle « zone d’expérimentation sociale terrestre et enchantée » fondée par l’écrivain Alain Damasio en compagnie d’un petit groupe, est située au bout d’une piste de graviers que de majestueux renards traversent de temps à autre. La piste part du petit village de Saint-Geniez, perché au-dessus de Sisteron et de la vallée de la Durance en contrebas.

Mais c’est à une autre vallée, bien plus connue et technologique, que le célèbre auteur de science-fiction, notamment de La Horde du Contrevent ou des Furtifs, a consacré son dernier livre, intitulé Vallée du Silicium (Albertine/Seuil).

L’idée à la fois simple et féconde était de confronter un écrivain de science-fiction à la Silicon Valley où s’invente une large partie de notre futur. (...)

Ensuite, la façon dont l’écrivain arrive, par ses formulations, à décrire à nouveau des éléments qui paraîtraient intuitifs ou déjà connus, mais dont on redécouvre sous sa plume le caractère vertigineux : l’avènement d’un « numiversel » dont les temples se trouvent en Californie, les « serf made men » qui la peuplent ou la façon dont nous avons désormais tendance à immédiatement donner notre langue au chat…

Enfin, une thèse centrale forte, qui parcourt l’ensemble du livre, à savoir la manière dont les technologies forgées dans la Silicon Valley pénètrent dans nos intimités tout en évacuant nos corps et en enrayant nos rapports aux autres, à force d’enfermer chacun dans un « technococon » le rendant incapable de déployer un rapport au monde autrement que depuis la position d’un individu solitaire médié par la technologie.

Comme Alain Damasio l’écrit, le cœur de sa technocritique est bien celle-ci : « La tech, ontologiquement, conjure l’altérité. » En effet, les « réseaux sociaux nous connectent mais ne nous lient pas », puisqu’ils nous mettent certes en relation, mais en tant que déjà – et probablement définitivement – séparés.

Entretien en partant d’un ouvrage qui caracole en tête des ventes, sans doute parce qu’il soulève, sans mélancolie, l’abysse qui s’ouvre devant nous si nous laissons le futur se bâtir sans nous. (...)

Une technologie comme le GPS nous offre ainsi un pouvoir important qui se paie d’une puissance appauvrie. (...)

. Des jeux comme celui de la pastèque, 2048 ou Tetris fonctionnent sur des logiques addictives, répétitives, qui sollicitent le circuit de la dopamine, des boucles aussi simples qu’efficaces, dont il est évident qu’elles nous enferment dans leurs cycles stimuli-réactions.

D’autres jeux vidéo, comme Zelda, proposent des mondes ouverts, qui déploient un imaginaire et même une culture, nous obligent à résoudre des énigmes, à être créatifs pour avancer dans les quêtes. Ce qu’on y expérimente apporte plus que de nombreux films, car la mobilisation du corps et du cerveau y est souvent plus intense.

Les réseaux sociaux sont eux aussi plus ou moins ouverts.

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Internet s’est nourri de siècles de savoir humain, mais désormais la digestion est de plus en plus une dégradation, dans la mesure où les prochaines générations d’IA ne vont pas travailler à partir de sources humaines, mais de reprises et simulations remixées par des IA.

Elles vont fonctionner à partir de données qui ne seront pas « fraîches », ni issues du réel. Si bien que les acteurs du secteur se demandent déjà comment réinjecter du réel, de l’originel, dans tout ce qui est généré par les IA ! Fou, non ?

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Les algorithmes sont des allo-rithmes au sens où ils sont étrangers au fonctionnement humain. Ils fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept alors que nous avons besoin de repos, de pauses, de stases… Il faut donc des moments de déconnexion ou de sous-connexion.

Pour moi, la multiplication des burn-out n’est pas seulement liée aux bullshit jobs, mais aussi aux processus continus inhérents au digital. Si on ne paramètre pas les notifications et les sollicitations qui nous parviennent à un rythme qui n’a rien d’humain, il est impossible de tenir sans craquer. (...)

Sans aller jusqu’à supprimer les smartphones, un art de vivre avec les techno peut demander des actes simples, comme le fait de laisser son smartphone à la maison, afin d’être disponible à la randonnée qu’on va faire, aux gens qu’on croise au café ou à la personne avec laquelle on déjeune. Il s’agit de sortir de proche en proche du technococon pour rester disponible au monde. Et à son corps.

C’est une forme de politesse sociale élémentaire, mais l’enjeu va bien au-delà : vers une nécessité de ne pas se couper des autres, de tout ce qui peut m’émanciper, me cultiver, me nourrir.

Vivre intelligemment avec les technologies implique clairement une éducation, où les différentes générations pourraient d’ailleurs s’apprendre mutuellement beaucoup de choses, même si aucune n’est vraiment formée à le faire.

En la matière, l’Éducation nationale ne joue pas du tout son rôle.

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Ce qui compte n’est pas le temps d’écran en soi, mais ce qu’on y fait.

Si je reviens au vertige de l’IA générative : c’est un outil surpuissant, un superpouvoir qui parle mieux que les ados, synthétise mieux que les ados, fait de meilleures images que les ados, au moment où eux doutent et se construisent… Comment éviter qu’ils aient envie de ce superpouvoir avant même d’avoir appris à penser ? Le piège est monstrueux.

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L’IA va ainsi révolutionner non seulement le travail, mais notre rapport au monde et à soi. En tant qu’écrivain de SF, c’est mon boulot de rendre concret ce qui est encore potentiel et de proposer un art de vivre et d’esquiver qui nous rende agiles et libres.

Comme je voulais écrire un roman sur l’eau, j’ai fait un autre test en demandant à ChatGPT : « Imagine que tu es Alain Damasio, et que tu veuilles écrire sur l’eau, quel type de roman tu ferais ? »

L’IA a produit des pistes pas inintéressantes, mais qui correspondaient à mes propres clichés : un monde dystopique, un mouvement révolutionnaire qui affronte cette dystopie… L’IA me proposait une version de mon imaginaire pas inexacte, mais simulée et dégradée. Ça te met face à tes propres routines, ça te pousse à inventer autrement.

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La promesse d’émancipation a été trahie. Ce qu’on a créé, ce sont d’abord des machines qui entretiennent notre auto-aliénation et nous rendent dépendants de designs et d’algorithmes que nous ne maîtrisons pas.

Si on veut aujourd’hui imaginer une « augmentation » de l’être humain, il me semble prioritaire de se coupler avec le vivant, avec les forces animales et végétales.

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Pourquoi est-ce sur le terrain du désir qu’il faudrait battre le capitalisme ?

Il faut bien sûr l’affronter partout. Simplement, si l’on ne cherche pas à activer d’autres désirs que la consommation, on ne pourra jamais le vaincre. Le capitalisme de la tech nous offre l’ubiquité de la vitesse-lumière, la possibilité d’être un petit dieu, la sensation d’omniscience, le contrôle de nos environnements, une paresse outillée, la possibilité de rencontrer une infinité de personnes rien qu’en allumant son smartphone... Cette économie du désir est extrêmement puissante.

Mais ce qu’on propose dans notre « zeste » [« zone d’expérimentation sociale, terrestre et enchantée » – ndlr] – des soirées intenses d’échange, des expériences partagées, des luttes communes où l’art féconde l’action directe, la réalisation d’un livre physique en une semaine ou le maraîchage d’altitude, entre dix exemples –, c’est aussi très puissant. (...)

Ce qui est vrai, c’est que ces désirs sont plus longs à construire. Bâtir un écolieu qui soit une base arrière des luttes demande du temps, comprendre une forêt et son écosystème entier aussi. C’est un futur qui se construit lentement, alors que le capitalisme nous a formatés à satisfaire immédiatement nos pulsions. Mais même si, ici, on ne touche que 600 ou 700 personnes par an, on ne changera pas ce monde sans expérimenter, sans cesse, et sans descendre dans le « faire ». Écrire des livres ne suffit plus à mes yeux.