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Heinich, de l’anti-wokisme à la justification de la torture
#antiwokisme #Israel #torture
Article mis en ligne le 19 mai 2025
dernière modification le 17 mai 2025

Ce jeudi 15 mai, la sociologue Nathalie Heinich était l’invitée de la matinale de France Culture, où elle a poursuivi sa croisade anti-wokiste qu’elle mène depuis des années (et plusieurs pamphlets, dont l’un qui considère le mouvement d’émancipation comme un totalitarisme).

Je ne vais pas ici attaquer la précarité méthodologique avec laquelle elle et l’ensemble des anti-wokes mènent leur campagne. D’autres ont déjà très bien analysé le manque de rigueur intellectuelle avec laquelle ces croisés comptent sauver la Civilisation (« judéo-chrétienne », « laïque » ou quel que soit le terme avec lequel ils recouvrent leur vision huntingtonnienne du monde –« choc des civilisations »-), ici ou là.

Je ne vais pas non plus déplorer les heures d’antenne offertes par le service public à des propos aussi indigents. Ce n’est pas que je considère que ces gens apportent quelque chose aux débats ou qu’il faille absolument avoir leur point de vue exposé à une heure de grande écoute. Simplement, je considère que quelques dizaines de minutes d’écoute de ces gens sont bien plus efficace pour convaincre quiconque de leur incommensurable bêtise.

A ce titre, je recommande vivement l’écoute, toujours sur France Culture, du collègue en croisade de madame Heinich, l’historien Pierre Vermeren -présentant l’ouvrage collectif Face à l’obscurantisme woke. (...)

Je me contenterais ici de revenir sur quelques phrases de madame Heinich, qui ne peuvent guère être interprétées autrement qu’en une justification de la torture.

Dénoncer l’éradication d’un peuple : un cas de conscience

Posons d’abord le contexte de son propos : le journaliste Guillaume Erner veut faire réagir la sociologue à la tribune de la rabbine médiatique Delphine Horvilleur qui, après un an et demi de mise en œuvre d’un génocide, a condamné la politique de Netanyahou. Pour madame Heinich, « Deplphine Horvilleur a parlé au nom de valeurs humanistes » et, pour cela, certains l’accusent d’avoir « trahis son camp ».

Elle estime alors qu’il s’agit d’un « débat très complexe car on peut accepter que, dans certains cas, on puisse momentanément trahir certaines valeurs pour des raisons d’efficacité. C’est le fameux dilemme de la torture : est-ce qu’on a le droit de torturer un terroriste qui sait où il a placé sa bombe pour éviter la mort de vingt personnes ? Cette transgression temporaire de valeurs ne peut s’accepter qu’à condition qu’elle soit temporaire, qu’elle ne soit pas institutionnalisée, qu’elle ne fasse pas une politique. ». Or, conclut-elle, le gouvernement d’extrême-droite d’Israël en a fait une « politique d’éradication d’un peuple ».

Ainsi, madame Heinich reprend le scénario de la bombe à retardement pour illustrer ce qu’elle considère un cas de conscience (dénoncer ou non l’éradication d’un peuple).

Le scénario de la bombe-à-retardement

A propos du scénario invoqué, rappelons d’abord un fait. Depuis sa première occurrence repérée dans les années 1950, il n’a jamais rencontré une seule application dans la réalité : jamais une personne torturée n’a spécifiquement indiqué l’emplacement d’une bombe sur le point d’exploser.

Dans le même temps, le scénario s’est banalisé au point de devenir un lieu commun, avec une palette de variantes selon l’imagination plus ou moins débridée des scénaristes de films ou séries d’action. Le recours à cet argument fallacieux a déjà été amplement analysé, avec sa logique perverse qui permet à un principe humanitaire – celui du « moindre mal » – de présider à la séance de torture, ainsi que ses origines philosophiques (généralement attribuées à Jeremy Bentham).

Ce scénario a été inventé de toute pièce par les services de propagande (ou guerre psychologique) de l’armée française durant la guerre d’Algérie. (...)

C’est donc un argument totalement fictif et entièrement inventé dans le but de justifier la torture que madame Heinich a pris pour illustrer ce qu’elle considère comme un cas de conscience. Il apparaît clairement que, pour elle, l’usage de la torture se justifie, si celle-ci reste « temporaire ». Elle insiste sur ce caractère temporaire qui justifierait moralement l’acte ignoble. Dans le contexte, on pourrait se demander si elle veut dire qu’un génocide « temporaire », assez vite réalisé, est acceptable.

Mais, quand bien même elle n’aurait pas voulu dire cette dernière horreur, l’argument du « temporaire » est, et a toujours été, celui des tortionnaires. (...)

les justifications de la torture se font toujours sous couvert d’exceptionnalité. Dans la pratique, l’exception est la règle.

Aussi, la sociologue Nathalie Heinich a justifié, en bonne et due forme, la torture à une heure de grande écoute sur le service public.