
(...) L’entreprise Ubisoft est à la fois l’élément central du procès qui s’ouvre ce lundi 2 juin et le « fantôme du dossier », comme l’a glissé l’un des avocats de la défense.
Le fleuron du jeu vidéo français, souvent présenté comme « troisième éditeur mondial » avec des franchises au succès planétaire comme Assassin’s Creed, ne comparaît pas sur le banc des prévenus. Le ministère public n’a décidé de poursuivre que trois ex-cadres de la multinationale, mis en cause pour harcèlement moral, sexuel, et agression sexuelle pour l’un d’entre eux. Ils seront jugés pendant quatre jours devant le tribunal de Bobigny.
À la lecture de l’épais dossier judiciaire que Mediapart a pu consulter, la question de la responsabilité de l’entreprise et de son service de ressources humaines (RH) semble pourtant centrale pour comprendre l’écosystème au sein duquel les actes reprochés ont pu être perpétrés.
« Certes, il y a un intérêt à poursuivre les individus, car c’est un événement historique qui nous intéresse tous, confie à Mediapart Marc Rutschlé, du syndicat Solidaires Informatique, qui s’est porté partie civile, mais ce qui nous intéresse vraiment, c’est plutôt le caractère systémique, de savoir comment une structure a pu conserver si longtemps des harceleurs moraux et sexuels. » (...)
C’est pour cette raison que Maude Beckers, avocate des parties civiles, va recourir parallèlement à une citation directe, « sur le point d’être envoyée », précise-t-elle à Mediapart. Il s’agira de faire comparaître devant la justice la société anonyme Ubisoft, son président Yves Guillemot et l’une des directrices des ressources humaines, notamment pour complicité de harcèlement sexuel et moral, mais aussi complicité de blessures involontaires ayant entraîné une ITT de plus de huit jours, pour des violences psychologiques.
Les deux procédures étant décorrélées dans le temps, le « dossier Ubisoft » va donc être scindé en deux, avec une première partie jugée lundi 2 juin, avec les trois prévenus, et un deuxième volet ultérieur, qui concernera l’éventuelle responsabilité de l’entreprise.
Un tout-puissant service éditorial
Le premier épisode qui s’ouvre reste toutefois l’un des plus importants de l’histoire des jeux vidéo. Deux des trois prévenus sont des figures incontournables d’Ubisoft, ayant dirigé pendant des années un tout-puissant « service éditorial », chargé de fixer les axes de développement créatif de l’ensemble du studio.
Serge Hascoet, directeur de la création du groupe, est accusé de harcèlement moral et sexuel, ainsi que de complicité de harcèlement moral et sexuel pour avoir couvert les agissements de Thomas François, dit « Tommy ». Ce dernier, considéré comme son bras droit, est aussi poursuivi pour harcèlement moral et sexuel et pour des agressions sexuelles.
Le troisième, Guillaume Patrux, est poursuivi pour harcèlement moral. Un quatrième homme, l’assistant de Serge Hascoet surnommé « MB », n’a pas été poursuivi pour des questions de prescription. Son nom revient pourtant dans de nombreux témoignages et dans les enquêtes de presse qui ont permis à toute cette affaire d’éclater. (...)
À la suite de ces révélations, Serge Hascoet a démissionné, tandis que Thomas François et Guillaume Patrux ont été renvoyés. L’entreprise Ubisoft se targue d’avoir réagi promptement. « Nous ne pouvons tolérer les comportements inappropriés sur le lieu de travail », avait asséné Yves Guillemot, PDG et cofondateur de cette entreprise familiale, dans un communiqué en 2020.
Sexisme, machisme et irrespect
Les services de police ont entendu une trentaine de victimes et de témoins. De ces auditions il ressort que « sous couvert d’être proches de Serge Hascoet, [MB] et Thomas François régnaient sur les équipes en terrorisant les plus faibles, plus particulièrement les femmes ; si bien que ces dernières redoutaient de traverser l’open space en leur présence ou encore de les croiser dans l’ascenseur ».
Serge Hascoet était vu comme une sorte de génie « iconoclaste », idolâtré par ses subordonnés les plus proches, relevait Numerama. Mais il abusait régulièrement de ses fonctions pour déclarer des notes de frais hors norme ou demander des services privés à ses assistantes – réserver un hôtel déjà complet pour ses vacances, aller chercher des couscous géants pour ses repas du midi, retrouver son iPad perdu dans un avion.
Une employée dénonçait aussi des propos « déplacés, voire libidineux » de ce chef adoré de la présidence, qui lui reconnaissait un talent créatif indéniable. Entendu en 2023, Yves Guillemot a d’ailleurs fait savoir aux enquêteurs qu’il estimait que Serge Hascoet avait toujours été « fiable, prévenant et carré ».
Vingt-trois témoignages font état de faits d’attouchements corporels.
Enquête interne menée sur Thomas François à Ubisoft (...)
C’est toutefois dans les conclusions remises en avril 2021 par l’entreprise externe embauchée par Ubisoft que l’on trouve un résumé cristallin de la situation : « Le service RH ne vivait pas sur une autre planète. Il vibrait à l’unisson de ses semblables. Le service RH ainsi que toutes les entités Ubisoft, y compris la hiérarchie supérieure, habitaient le même monde. Dans ce contexte social général, doublé de la spécificité du jeu vidéo proche de celle du cinéma, il est difficile d’imaginer que la direction supérieure ignorait certains comportements dénoncés dans la presse ici ou là. »