
Une série d’enquêtes de Mediapart, basée sur des documents confidentiels, révèle comment les multinationales obtiennent des « permis de détruire » la biodiversité dans les pays du Sud, grâce à la complaisance de bureaux d’études et des institutions financières internationales.
Extraire du pétrole en Ouganda dans un parc naturel peuplé d’éléphants et de lions ; raser une forêt tropicale en Guinée pour créer des mines de fer et de bauxite ; ou encore ériger un barrage en Côte d’Ivoire en ravageant un écrin de biodiversité : à l’heure où la planète brûle sous l’effet du dérèglement climatique, et alors qu’entre 7,5 et 13 % des espèces végétales et animales ont déjà disparu à cause de l’activité humaine, ces pratiques destructrices ne devraient plus être tolérées. Elles sont d’ailleurs, en théorie, proscrites. (...)
Et pourtant. Pour développer leurs mégaprojets dans les pays du Sud, les grands groupes industriels français et étrangers continuent de saccager les écosystèmes naturels, grâce à des « permis de détruire » que leur rédigent des bureaux d’études en environnement, et grâce à l’hypocrisie des grands bailleurs de fonds internationaux, comme la Banque mondiale (...)
C’est ce que révèle la série d’enquêtes « GreenFakes », menée par Mediapart avec les médias Mongabay et Africa Uncensored, et basée sur des documents internes à Biotope, leader français de l’audit écologique, obtenus par l’ONG Climate Whistleblowers.
Des fleurons industriels hexagonaux comme TotalEnergies ont fait appel à cette société de conseil pour élaborer des « plans d’action biodiversité », conformément aux standards internationaux. Sauf qu’il s’agit en réalité d’opérations d’écoblanchiment, ou greenwashing, destinées à donner un vernis écologique à la destruction du vivant.
Éviter, réduire, compenser (...)
Sur le papier, l’objectif est ambitieux : les projets industriels et d’infrastructures financés par la Banque mondiale ne doivent désormais entraîner « aucune perte nette de biodiversité », et doivent même produire un « gain net » pour les « habitats critiques » où vivent des espèces protégées.
Cette norme PS6 a été adoptée par la plupart des bailleurs de fonds internationaux, comme la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) et la Banque africaine de développement (BAD), mais aussi par de nombreuses banques étatiques et privées. Vu le poids de ces institutions financières, il est donc, en théorie, devenu extrêmement difficile de lancer des projets qui détruisent la nature dans les pays du Sud.
Pour obtenir des prêts, les multinationales doivent désormais démontrer, en amont, qu’elles respectent la norme PS6, en élaborant des « plans d’action sur la biodiversité » basés sur un protocole baptisé ERC, pour « éviter, réduire, compenser ». En clair, il s’agit de minimiser autant que possible l’impact sur l’environnement, puis de réparer les dommages jugés inévitables, par exemple en replantant des arbres ailleurs ou en finançant des programmes de protection des espèces en voie d’extinction dont l’habitat a été détruit. (...)
Notre enquête montre que cette démarche est un échec, parce que cette norme est non seulement viciée dès le départ, mais aussi très mal appliquée.
Pour draper de vert leurs mégaprojets, les industriels rémunèrent des cabinets d’expertise environnementale, qui élaborent ces « plans d’action sur la biodiversité » censés prouver que la norme PS6 est respectée.
Des bureaux d’études complices (...)
Répondre aux desiderata des multinationales paie. Dans plusieurs comptes rendus de réunion, Biotope se félicite de la « très forte croissance de l’activité », du « bilan commercial excellent » et de « résultats très bons sur toute l’année ». En 2023, le bureau d’études tricolore a réalisé plus de 38 millions d’euros de chiffre d’affaires et près de 6 millions d’euros de résultat net.
Des impacts écologiques euphémisés
Cette souplesse vis-à-vis des industriels semble avoir des conséquences concrètes sur le contenu des « plans d’action » censés protéger la biodiversité. (...)
La chercheuse Stéphanie Barral, qui travaille sur le secteur de l’évaluation, n’est pas surprise : « Nos travaux montrent que cette relation marchande entre grands groupes et bureaux d’études est propice à l’exercice de pressions pour influencer les résultats de l’évaluation environnementale dans le sens d’une euphémisation des impacts des projets. » (...)
Nos enquêtes « GreenFakes » vont révéler, dans les prochains jours, cinq cas concrets d’écoblanchiment de projets écocidaires, portés par des multinationales comme TotalEnergies et le géant du BTP Eiffage, avec la complicité de bailleurs de fonds comme la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement. (...)
Dans un rapport sur le sujet, l’ONG Les Amis de la Terre souligne que la norme PS6 de la SFI comporte de nombreuses lacunes, transformant « ce qui est présenté comme un outil de protection de la biodiversité en un écran de fumée qui permet de financer la destruction d’habitats critiques par des entreprises ». (...)
L’une des failles béantes de la norme, c’est qu’elle autorise la compensation dite par « pertes évitées ». Grâce à cette méthode très controversée, les industriels n’ont pas besoin de replanter les forêts qu’ils ont détruites. Il leur suffit de financer des mesures de protection de zones menacées de déforestation ailleurs.
Brian Padilla, écologue au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), souligne que l’application de la norme, et en particulier la compensation, n’est pas à la hauteur des enjeux : « Il existe un décalage complet entre ce qui est affiché dans les plans d’action biodiversité et notre capacité à protéger et restaurer ces écosystèmes. C’est de la poudre aux yeux. » (...)