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Mediapart
Gaza : « La passivité de la Cour pénale internationale n’était plus tenable »
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza #CPI
Article mis en ligne le 23 mai 2024

La CPI ne peut plus paraître « comme une institution partiale ou partielle, qui ne s’intéresserait qu’aux situations ne heurtant pas directement les intérêts des Occidentaux », estime Julian Fernandez, professeur de droit. Mais le chemin est encore long jusqu’à d’éventuels procès.

Professeur à l’université Panthéon-Assas à Paris, spécialiste du droit international pénal, Julian Fernandez a été élu membre, en décembre 2021, de la Commission consultative pour l’examen des candidatures au poste de juge de la Cour pénale internationale (CPI). Cette instance interne, composée de neuf expert·es, s’assure au travers d’un examen technique impartial et collégial que les candidatures au poste de juge respectent les critères posés dans le Statut de Rome. Son avis est particulièrement attendu par l’Assemblée des États parties, qui procède à l’élection des juges en toute autonomie.

Dans un entretien à Mediapart, Julian Fernandez décrypte « la montée en gamme salutaire de la CPI » après que le procureur a requis lundi 20 mai des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense Yoav Gallant, ainsi que contre trois responsables du Hamas (Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique, Mohammed Deif, commandant des Brigades Al-Qassam, et Yahya Sinouar, chef du Hamas dans la bande de Gaza). Un coup de tonnerre qui provoque des réactions virulentes contre la CPI, accusée par certains États, à l’instar des États-Unis, de mettre sur le même plan Israël et le mouvement islamiste palestinien. (...)

Julian Fernandez : Cela s’explique évidemment par la sensibilité de l’affaire et la pression politique subie depuis quelques semaines par la Cour pénale internationale. La situation en Palestine est un espace de transgression de bien des règles du droit international, mais c’est aussi un conflit de passions, où chaque démarche juridictionnelle peut être instrumentalisée et disqualifiée. (...)

Avec la mobilisation de la Cour pénale internationale dans la situation en Ukraine, sa passivité à l’égard de l’autre grande situation de crise dans le monde n’était plus tenable – a fortiori au regard de l’intervention de la Cour internationale de justice dans le contentieux interétatique lié (Afrique du Sud contre Israël, notamment).

Les procès en deux poids et deux mesures redoublaient, et comme l’a reconnu avec force Karim Khan dans sa déclaration publique : « Si nos actes ne traduisent pas notre volonté d’appliquer le droit de manière impartiale, si notre application du droit est perçue comme étant sélective, nous aurons contribué à son effondrement. » (...)

Karim Khan a aussi expérimenté la violence de la réaction russe quand il a demandé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine…

Oui, il fait ainsi l’objet de poursuites en Russie, il a été placé sur la liste des personnes recherchées pour avoir notamment « engagé des poursuites pénales à l’encontre d’une personne notoirement innocente », et il vit sous protection très rapprochée. Alors qu’il souhaite maintenant engager la responsabilité de Benyamin Nétanyahou, on comprend qu’il ait cherché à se protéger de toute prise à la critique qui pourrait de nouveau justifier des mesures hostiles et, au-delà de sa personne, menacer la réputation de la Cour et nuire à la portée de sa démarche.

Au demeurant, le procureur précédent avait déjà cherché à s’assurer de la compétence territoriale de la Cour sur Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est en obtenant, alors qu’il n’était pas tenu de le faire, une confirmation en ce sens d’une chambre préliminaire de la Cour. Aujourd’hui, on comprend d’autant plus la précaution prise par Karim Khan au vu des charges retenues.

Sa demande, en effet, se fonde sur des chefs d’incrimination de crimes de guerre – c’était attendu –, mais aussi sur des chefs d’incrimination relevant du crime contre l’humanité. Cela signifie notamment que le procureur estime qu’une attaque généralisée ou systématique contre la population civile serait imputable au moins pour partie au premier ministre israélien. (...)

Parmi les nombreuses menaces reçues, Karim Khan a révélé celle d’un haut dirigeant affirmant que la CPI était « faite pour l’Afrique et pour des voyous comme Poutine et non pour l’Occident et ses alliés ». Ces pressions sont-elles à même de faire reculer la CPI ? Existe-t-il des précédents ?

Personne ne peut dire que la CPI est hermétique à ce type de pression et de violence. Les leviers sont multiples. Il en va des ressources financières qui lui sont allouées, de la coopération qui lui est fournie, de la protection de ses sources, de l’intégrité de son personnel. Longtemps, la situation en Palestine n’était ainsi pas prioritaire et très peu de personnes à la Cour travaillaient dessus.

S’agissant de l’enquête en Afghanistan, le Bureau du procureur a finalement dépriorisé la question des crimes commis par les soldats ou civils américains au profit des crimes commis par les talibans. Ce n’est pas un hasard, au regard des pressions subies de la part des États-Unis et de la volonté de préserver leurs concours dans la situation en Ukraine. (...)

Aujourd’hui, cependant, la Cour sait qu’elle joue beaucoup sur le plan de la crédibilité. Elle ne peut plus paraître comme une institution partiale ou partielle, qui ne s’intéresserait qu’aux situations ne heurtant pas directement les intérêts des Occidentaux. Il ne s’agit pas pour elle de faire de l’équivalence pour l’équivalence mais de montrer que le respect de considérations élémentaires d’humanité dans la conduite des hostilités s’impose à tous, quelle que soit la cause du conflit.

Le droit humanitaire ne cherche qu’à contenir la violence sur le terrain. La CPI ne juge pas de la licéité d’un recours à la force, de la légitimité en l’espèce de la réaction israélienne aux massacres du 7 octobre 2023. Elle rappelle simplement que les États ont choisi de fixer en droit quelques garde-fous à leurs passions tristes, ne pas torturer, ne pas affamer, ne pas user d’armes de destruction massive, etc., et que les normes qu’ils ont acceptées doivent être respectées. (...)

Sur les quarante-trois États qui ont renvoyé la situation en Ukraine à la Cour, une quarantaine sont des États occidentaux. Sur les sept États qui ont renvoyé la situation en Palestine à la Cour, aucun.

Chacun attend de la Cour qu’elle mette l’accent sur les situations politiques auxquelles il est le plus sensible. (...)

Entre les positions de la France, de la Belgique, de l’Irlande d’un coté, et celle de l’Italie, de l’Allemagne, des pays de l’Est de l’autre, concernant les démarches du procureur dans la situation en Palestine, c’est un concert de dissonances. Il sera difficile pour l’Union européenne de parler d’une seule voix sur ce sujet-là – comme sur d’autres. (...)

Toute la question est de savoir si l’ensemble des charges sera retenu. On peut s’attendre à ce que les mandats d’arrêt soient délivrés dans trois à six semaines. (...)

Quel peut être l’effet de ces mandats d’arrêt si un procès ne peut être organisé ?

Si les perspectives judiciaires sont limitées, cela ne signifie pas que ces mandats sont sans intérêt. Sur le plan politique, c’est déflagratoire. Ils mettent en pièces des « narratifs » assez communs : le fait qu’Israël aurait l’armée la plus « morale » du monde, par exemple. Ils exposent les personnalités visées à des mesures que pourraient prendre d’autres États pour se protéger de toute accusation de complicité, au travers de soutiens militaires, diplomatiques, économiques, dont peuvent profiter d’un côté le Hamas et de l’autre côté Israël.

Ils compliquent les déplacements à l’étranger de chacun, en particulier en Europe, ils représentent un coût supplémentaire dans la communication autour du conflit, etc. Les personnalités visées par un mandat d’arrêt de la Cour sont marquées au fer rouge. Après, il reste à voir si cela est dissuasif sur le terrain militaire. L’expérience en l’espèce est pour le moins nuancée. Enfin, il n’est pas impossible que de tels mandats d’arrêt renforcent paradoxalement la figure contestée de Nétanyahou. (...)