
Du martyre de Gaza aux aberrations des procès de l’antiterrorisme, le monde plonge dans des abîmes d’horreur. Qui ne peuvent faire disparaître la beauté de la vie, écrit notre chroniqueuse Corinne Morel Darleux
Depuis un train, samedi dernier, j’ai fait mon tour quotidien de la presse, plus douloureux chaque matin. Était-ce le combo de pluie, de gris et de Paris, ou l’audience de la veille au Conseil d’État contre la dissolution des Soulèvements de la Terre ? Le monde avait un goût amer.
En prévision de cette audience où je représentais l’Atelier paysan, un des corequérants, j’avais lu l’intégralité des mémoires en réplique des avocats de la défense. J’avais trouvé ces textes passionnants et d’intérêt public, j’avais envie de les envoyer à la terre entière.
On y apprenait par exemple que le rappel des droits des manifestants était considéré comme un élément à charge par le ministère de l’Intérieur, tout comme la présence d’une base arrière et celle de médics sur place (...)
Faut-il rappeler qu’à Sainte-Soline les forces de l’ordre ont utilisé, sur des personnes désarmées, des « grenades lacrymogènes fumigènes équipées de dispositifs de propulsion à retard dont l’utilisation en conflits armés est interdite par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques du 13 janvier 1993 » comme l’indique le mémoire en réplique des avocats ? (...)
Certains passages de ces mémoires en réplique, qui relevaient l’incroyable absence de second degré des pouvoirs publics, avaient même réussi à me faire sourire. Ainsi de ce post indiquant ironiquement « Le gouvernement : veut dissoudre Les Soulèvements de la Terre. La terre : se soulève » à l’occasion d’un séisme naturel intervenu en juin dans les Deux-Sèvres. (...)
Les implications d’une éventuelle dissolution sont vertigineuses, tant du point de vue de la jurisprudence, que des effets en termes de surveillance et du champ encore élargi de la répression. Où se situent les limites, que deviennent les libertés publiques, si le fait de signer un appel autorise le gouvernement à vous mettre sur écoute ? (...)
Quant à la violence contre des personnes, outre les dénégations publiques répétées [1], le Conseil d’État confirmait alors que « ni les pièces versées au dossier, ni les échanges lors de l’audience, ne permettent de considérer que le collectif cautionne d’une quelconque façon des agissements violents envers des personnes ».
Selon la Cour européenne des droits de l’Homme — et le sens commun —, les atteintes aux biens constituent des infractions de faible intensité, à distinguer des violences contre les personnes. Cela semble une évidence, et pourtant. Pendant sa plaidoirie devant le Conseil d’État, le rapporteur public estimera qu’aucune cause, aussi légitime soit-elle, ne justifie de « graves troubles à l’ordre public » — condition de l’arme ultime qu’est la dissolution. Cette assertion m’a plongée dans une profonde perplexité.
Dégradations dérisoires (...)
Le groupe Lafarge a lui-même reconnu que les dégâts provoqués en marge d’une mobilisation étaient une paille dans l’océan de ses profits, quelques milliers d’euros à rapprocher des 735 millions de l’amende qu’il a payée pour avoir collaboré avec Daech en Syrie.
La variabilité du grave et du dérisoire, le signe égal que trace le terme de terroriste entre des réalités opposées, l’étrange hiérarchie de la violence et de la légalité ne laissent pas de m’étonner. (...)
Et, pour reprendre le bon mot d’un des avocats, quel sens cela aurait-il d’accuser un mouvement qui s’active face au feu d’avoir jeté un seau de travers ?
Quant à la justesse de la cause défendue, comment ne pas la prendre en considération ? Faut-il aller jusqu’à reparler de l’esclavagisme, de l’apartheid, du droit de vote des femmes, de l’interdiction du travail des enfants, de la peine de mort ? Évidemment que la nature de la cause importe. Et le fait qu’aient été regroupés dans la même audience, avec le même avis défavorable du rapporteur public, des collectifs aussi différents qu’un vaste mouvement de défense des terres et de l’eau, et un groupuscule néofasciste accusé d’agressions racistes et d’appels à la haine, ne peut qu’inquiéter. La justice ne peut être aveugle à ce point. (...)
La construction a posteriori du récit antiterroriste est une offense à la raison et à la notion même de réalité.
Vacillements
J’apprends également pêle-mêle, dans ce tour d’actualité, qu’une autre institution, le Conseil constitutionnel, a réussi le tour de force, dans une seule et même décision, de consacrer le droit des générations futures et de valider le principe d’enfouissement à Bure de déchets hautement radioactifs. Certains le seraient pour des centaines de milliers d’années. (...)
Et puis le coup de grâce, comme depuis trois semaines, l’horreur qui n’en finit plus, et ce titre : « Gaza coupée du monde ». Le ventre noué. Il y a des matins comme ça où tout donne envie de fuir ce monde. Je tourne et retourne dans ma tête ce titre que j’avais un temps envisagé pour mon dernier essai : Vaciller, tomber, se relever plus loin.
Sauf que (...)
Alors nous irons trouver la beauté ailleurs. Gymnastique des confins, Corinne Morel Darleux, éditions Libertalia, octobre 2023.