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L’assassinat, début décembre, de Brian Thompson, le patron de UnitedHealthcare, la plus grande compagnie d’assurance santé des États-Unis, a ravivé un débat explosif : celui de la prise en charge médicale dans un système à bout de souffle, dominé par des groupes privés coûteux pour les patients.
L’affaire a ravivé la rancœur des Américains envers les compagnies d’assurance santé. Le 4 décembre, le patron de UnitedHealthcare, Brian Thompson, 54 ans, s’effondrait sous les balles de son assassin. Sur les douilles retrouvées sur les lieux du crime, trois mots gravés : "delay, deny, depose" ("retarder, refuser, poursuivre en justice"), un slogan associé aux pratiques des assureurs santé.
Le suspect arrêté la semaine suivante, Luigi Mangione, 26 ans, diplômé d’une université prestigieuse et issu d’une famille aisée, n’avait a priori rien du profil-type d’un tueur. Ce jeune homme souffrant de graves problèmes de dos aurait été poussé à bout par un système l’ayant abandonné. Dans un manifeste retrouvé par les enquêteurs, Luigi Mangione dénonce le système de santé "le plus coûteux du monde, alors que l’espérance de vie d’un Américain est classée au 42e rang mondial", a raconté Joseph Kenny, de la police de New York, sur la chaîne ABC.
Quelques jours plus tard, c’est au tour d’un employé de Blue Cross Blue Shield d’être menacé de mort. Selon la police, Briana Boston, 42 ans, exaspérée par les refus répétés de sa compagnie d’assurance, a utilisé les mêmes mots, "delay, deny, depose", ponctués d’un "Vous êtes les prochains", lors d’un appel téléphonique à la compagnie d’assurance.
Un système aux inégalités "profondes et structurelles"
"Ces actes de violence s’inscrivent dans une radicalisation des discours et des actes face aux inégalités profondes et structurelles du système de santé américain", explique Marie Assaf, docteure en sciences politiques à l’EHESS et spécialiste des politiques sociales aux États-Unis. "Ces grands groupes sont perçus comme responsables de centaines de milliers de morts chaque année, échappant systématiquement à toute responsabilité judiciaire."
Aux États-Unis, la santé est un marché comme un autre, dominé par des groupes privés aux pratiques souvent opaques et coûteuses. Près de la moitié des Américains (48,7 % en 2022) dépendent d’assurances privées proposées par leurs employeurs. Les travailleurs indépendants (6,2 % des assurés), eux, doivent souscrire directement. Dans les deux cas, ces contrats laissent souvent des zones d’ombre : soins non couverts, franchises élevées et exclusions multiples. En moyenne, une assurance coûte 497 dollars par mois, et ce montant varie en fonction de l’âge, des revenus, du lieu de résidence ou encore de la consommation de tabac.
Parallèlement, les programmes publics financés par les impôts comme Medicare (pour les plus de 65 ans) et Medicaid (pour les personnes à faibles revenus et les personnes handicapées) sont souvent confiés à des compagnies privées sous contrat avec l’État. S’ils sont censés réduire les inégalités, ces programmes ont des dérives similaires à celles observées dans les assurances privées classiques.
"Les compagnies d’assurance fonctionnent comme un tiers qui décide de l’accès aux soins et, parfois, de la vie ou de la mort des patients" (...)
Les chiffres sont sans appel : près de deux Américains sur cinq ont renoncé à consulter un médecin ou à se faire délivrer une ordonnance au cours des douze derniers mois, selon une étude publiée en août par le Commonwealth Fund. Les franchises, qui atteignent souvent plus de 7 000 dollars par an pour une couverture standard, ainsi que le ticket modérateur – la partie des frais de santé qui reste à la charge du patient – constituent les principales raisons qui dissuadent les patients de recourir aux soins. (...)
"Toute réforme semble impossible"
Pendant que des millions d’Américains renoncent aux soins faute de moyens, les géants de l’assurance santé affichent des bénéfices records. (...)
Brian Thompson lui-même avait empoché une rémunération totale de 10,2 millions de dollars l’année dernière, selon AP.
Son assassinat a déclenché une vague de réactions sur Internet, révélant l’ampleur du ressentiment envers les compagnies d’assurance santé. La page de condoléances de UnitedHealthcare a été submergée de messages hostiles, obligeant l’entreprise à la fermer. Plus troublant encore, Luigi Mangione est devenu un héros pour certains internautes. Des mèmes le comparant à l’acteur Dave Franco ont fleuri, tandis que des produits dérivés comme des tee-shirts et une cryptomonnaie ont été créés en son honneur. (...)
"La colère envers les compagnies d’assurance privées, perçues comme responsables de cette situation, cohabite avec un sentiment de colère contre l’État. La droite conservatrice s’est longtemps opposée à toute forme de système de santé public et universel, le présentant comme une atteinte aux libertés individuelles", analyse Marie Assaf. "Résultat : un sentiment d’impasse domine, car toute réforme semble impossible."
Le lobby de l’assurance santé, extrêmement puissant aux États-Unis, s’oppose farouchement à toute intervention gouvernementale plus poussée dans le secteur, comme ce fut le cas en 2010, lorsque le président de l’époque, Barack Obama, avait signé la fameuse "loi sur la protection des patients et des soins abordables", l’Obamacare. Cette réforme historique, visant à étendre la couverture santé à des millions d’Américains non assurés, a déclenché une bataille politique et juridique acharnée, Donald Trump tentant à plusieurs reprises de la démanteler – sans succès – lors de son premier mandat. (...)
Selon la fondation KFF, près de 4 465 milliards de dollars (4 256 milliards d’euros) ont été dépensés par l’État en 2022, incluant à la fois les dépenses publiques (Medicare, Medicaid, subventions de l’État) et privées (assurances). Malgré ces dépenses records, des millions d’Américains restent mal couverts ou non assurés. "C’est incompréhensible pour la population", conclut Anne Sénéquier. "On arrive au bout de ce système."