
L’historien italien s’inquiète des effets dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. Ce dévoiement pourrait causer une « remontée spectaculaire » de l’antisémitisme, alerte-t-il.
(...) Tout en dénonçant la terreur du 7 octobre, il appelle à ne pas tomber dans le piège tendu par le Hamas et par l’extrême droite israélienne, qui conduirait à la destruction de Gaza et à une nouvelle Nakba. « On peut manifester pour la Palestine sans déployer le drapeau du Hamas ; on peut dénoncer la terreur du 7 octobre sans cautionner une guerre génocidaire menée sous prétexte du “droit légitime d’Israël de se défendre” », défend-il. (...)
Mediapart : Dans « La fin de la modernité juive » (La Découverte, 2013), vous défendiez l’idée qu’après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Ce qui se passe aujourd’hui confirme-t-il ce que vous écriviez ?
Enzo Traverso : Hélas, ce qui est train de se passer aujourd’hui me semble confirmer les tendances de fond que j’avais analysées, et cette confirmation n’est pas du tout réjouissante. Dans ce livre, je montrais que l’entrée des juifs dans la modernité eut lieu, vers la fin du XVIIIe siècle, sur la base d’une anthropologie politique particulière. Cette minorité diasporique se heurtait à une modernité politique façonnée par le nationalisme, qui voyait en eux un corps étranger, irréductible à des nations conçues comme des communautés ethniques et territoriales.
Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les juifs se sont retrouvés, au tournant du XXe siècle, dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer de cosmopolitisme, d’universalisme et d’internationalisme. Ils adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.
Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la judéité. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, cependant, un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain.
Avec Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite, diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale – et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.
D’un autre côté, l’offensive du Hamas le 7 octobre a agi comme une réactivation mémorielle très forte en Israël, à tel point qu’aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste est utilisée pour justifier les massacres à Gaza. Comment maintenir une mémoire juive qui ne soit pas instrumentalisée ainsi ? Peut-on réactiver la première judéité dont vous parliez ?
Ce qui est train de se passer risque de brouiller considérablement notre paysage culturel, intellectuel et mémoriel. Je peux comprendre les réactions émotionnelles très fortes au 7 octobre, mais elles ne devraient pas étouffer un effort nécessaire de contextualisation et de compréhension rationnelle. (...)
D’une part, l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre a été un massacre épouvantable que rien ne justifie. D’autre part, ce qui est en train de se passer à Gaza aujourd’hui prend les traits d’un génocide qu’il faut arrêter (...)
Je suis conscient que le concept de génocide ne peut pas être utilisé à la légère, qu’il appartient au domaine juridique et s’adapte mal aux sciences sociales, qu’il a toujours fait l’objet d’usages politiques, pour stigmatiser des ennemis ou défendre des causes mémorielles. Cela est vrai, mais ce concept existe, et la seule définition normative dont nous disposons, celle de la Convention de l’ONU de 1948, correspond à la situation qui existe aujourd’hui à Gaza. (...)
une guerre génocidaire menée au nom de la mémoire de l’Holocauste ne peut qu’offenser et discréditer cette mémoire, avec le résultat de légitimer l’antisémitisme. Si on n’arrive pas à stopper cette campagne, plus personne ne pourra parler de l’Holocauste sans susciter la méfiance et l’incrédulité (...)
On entrerait dans un monde où tout s’équivaut et où les mots n’ont plus aucune valeur. Toute une série de repères constitutifs de notre conscience morale et politique – la distinction entre le bien et le mal, la défense et l’offense, l’oppresseur et l’opprimé, l’exécuteur et la victime – risqueraient d’être sérieusement abîmés. Notre conception de la démocratie, qui n’est pas seulement un système de lois et un dispositif institutionnel mais aussi une culture, une mémoire et un ensemble d’expériences, en sortirait affaiblie. L’antisémitisme, historiquement en déclin, connaîtrait une remontée spectaculaire. (...)
une guerre génocidaire est en train de se passer à Gaza avec le feu vert des représentants des puissances occidentales, qui se sont tous rendus à Tel-Aviv pour apporter leur soutien à Israël. (...)
Tous répètent qu’Israël a le droit de se défendre dans le respect du droit international humanitaire – alors qu’Israël viole ce droit depuis des décennies et qu’il est évident que celui-ci n’est pas respecté à Gaza. Israël agit avec le soutien militaire et financier des États-Unis. Comme à l’époque de la guerre du Vietnam, on manifeste parce qu’on sait que les États-Unis ont le pouvoir d’arrêter cette guerre. Je crois que l’ampleur des mobilisations américaines tient aussi à une conscience aiguë à l’égard des inégalités et des discriminations raciales qui s’est développée dans tout le pays sur l’onde de Black Lives Matter.
En France, plusieurs manifestations ont été interdites, mais l’opposition à la guerre est aussi très large. Il faut observer que le Sud global manifeste, non seulement devant les ambassades israéliennes ou américaines, mais aussi françaises. (...)
Utiliser cette tragédie pour des règlements de compte politiques est assez minable. On peut critiquer telle ou telle prise de position des représentants de LFI, la seule force politique représentée à l’Assemblée nationale clairement opposée à cette guerre, mais l’accuser d’antisémitisme est simplement grotesque.
Sur le terrorisme, il y a pourtant des choses assez simples à dire. D’abord, il existe une hypocrisie extraordinaire de la part des pays occidentaux qui refusent de négocier avec le Hamas parce qu’il s’agit d’une organisation terroriste, tout en demandant la libération des otages. Mais avec qui négocie-t-on la libération des otages, si ce n’est avec le Hamas ? Pour ne pas se salir les mains, on délègue cela au Qatar.
D’autre part, le Hamas a tué 1 400 personnes le 7 octobre, dont plus de mille civils. Il s’agissait d’un massacre de civils planifié et revendiqué. C’est donc une évidence qu’il s’agit d’un acte terroriste. Mais qualifier le Hamas d’organisation terroriste ne règle pas le problème pour autant, car le Hamas ne peut pas être réduit à ses pratiques terroristes. Le « terrorisme » du Hamas est comparable à celui de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avant les accords d’Oslo, de l’Irgoun [matrice de l’actuel Likoud – ndlr] avant la naissance de l’État d’Israël, du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie… Le recours à des moyens d’action qu’on peut qualifier de terroristes n’est pas incompatible avec les objectifs politiques d’un mouvement de libération nationale.
Historiquement, le terrorisme est l’arme des pauvres et des guerres asymétriques. (...)
Le terrorisme du Hamas n’est que la doublure du terrorisme d’État israélien. Le Hamas veut détruire Israël, sans en avoir les moyens ; Israël veut détruire le Hamas, après l’avoir favorisé pendant des années contre l’OLP, en rasant entièrement Gaza. Si le terrorisme est toujours inacceptable, celui de l’oppresseur est bien pire que celui de l’opprimé.
Aujourd’hui, les Palestiniens reconnaissent le Hamas comme une force armée qui résiste à l’occupation. Ce n’est pas à nous de dire qui fait partie de la résistance palestinienne, en fonction de nos sympathies ou de nos orientations idéologiques. Le Hamas ne suscite aucune sympathie en moi, mais son appartenance à la résistance palestinienne est un fait incontestable. Et c’est seulement à partir de la reconnaissance de cette réalité qu’on peut trouver une solution. (...)
Beaucoup de juifs sont antisionistes. Cela n’a rien à voir avec l’antisémitisme, la destruction de l’État d’Israël ou l’expulsion des juifs de Palestine. Il y a une nation israélienne qui existe, qui est bien vivante et dynamique et qui a le droit d’exister, mais je pense aussi que cette nation n’a pas d’avenir avec l’entité politique qui la représente aujourd’hui. (...)
La solution à deux États, plus personne n’y croit, et compte tenu de l’acuité des conflits, je vois mal comment pourrait surgir un État binational israélo-palestinien. Mais si on sort de la contingence et qu’on voit les choses dans une perspective historique, il n’y a pas d’alternative à la coexistence des juifs et des Arabes en Palestine, sur des bases égalitaires. (...)
En Europe, nous sommes confrontés à l’héritage d’un siècle et demi de racisme et de colonialisme qui ont laissé des traces dans les mentalités, les représentations, les perceptions et les relations sociales. Cela ne se voit pas qu’aux élections, cela se voit quotidiennement, avec les contrôles au faciès dans le métro, avec les lois islamophobes, le débat sur l’immigration, etc. En Israël, j’ai l’impression que le racisme est entré également dans l’ordre naturel des choses. Il y a une accoutumance à la ségrégation de Gaza, aux colons de Cisjordanie qui confisquent les terres et disposent de routes réservées, aux check-points pour les Palestiniens, aux opérations militaires arbitraires, aux vexations quotidiennes. De l’autre côté du mur, cette accoutumance ne peut que produire un sentiment d’abandon, de désespoir, d’humiliation et de haine. Je pense qu’il faut lutter contre cette accoutumance, qui est un obstacle insurmontable à toute perspective de paix.