Entretien avec Andrés Ruggeri réalisé par le sociologue Damián H. Cuesta, pour l’Instituto de Ciencias Económicas y de la Autogestión (ICEA) dans l’État espagnol, publié par Briega le 2 décembre 2024 https://www.briega.org/es/entrevistas/empresas-recuperadas-resistencias-clase-trabajadora-ultraliberalismo-argentina que nous avons traduit pour le site de l’Association pour l’autogestion.
La récupération des entreprises par les travailleur-se-s (ERT) est un mouvement qui, depuis son émergence dans la seconde moitié du XXe siècle en Argentine, n’a cessé de croître et s’est étendu à d’autres pays des Amériques. Selon les dernières données, le nombre d’entreprises expropriées existant actuellement dans la seule région de Buenos Aires en Argentine avoisine le demi-millier. Cependant, avec l’arrivée du gouvernement ultra-libéral de Milei, l’avenir de ces entreprises autogérées s’est obscurci.
Au niveau de l’Institut des sciences économiques et de l’autogestion (ICEA), nous avons voulu interroger à ce sujet le professeur Andrés Ruggeri, directeur du Programme de documentation des entreprises récupérées, rattaché à la Faculté de philosophie de l’Université de Buenos Aires (UBA) et coordinateur des Rencontres internationales de l’économie des travailleuses et des travailleurs, dont la dernière réunion s’est tenue en octobre dernier (2024) à Barcelone. Il est l’auteur du livre : « ¿Qué son las empresas recuperadas ? Autogestión de la clase trabajadora », dont la dernière édition (2017) a été publiée en Espagne par la maison d’édition Descontrol et Syllepse en France.i
Tout d’abord, pour nous mettre un peu en situation, de quoi parlons-nous lorsque nous parlons d’entreprises récupérées par les travailleurs (ERT) ?
Eh bien, le terme d’« entreprises récupérées » est apparu ici en Argentine autour de la crise de 2001, qui a été une conséquence de la période néolibérale que nous subissions depuis 1989 et qui a explosé en plein vol. Pendant cette crise, une série d’occupations d’usines est apparue, qui a eu un grand impact sur l’opinion publique et, surtout, sur les organisations populaires de travailleur-se-s qui ont vu comment un certain nombre de travailleurs occupaient des usines pour les remettre en production. Ce phénomène a été qualifié par les protagonistes eux-mêmes, déjà à l’époque, d’entreprises récupérées par leurs travailleurs. Il ne s’agit pas d’un nom issu du domaine académique, politique, théorique ou idéologique, mais du nom que les protagonistes de ces événements utilisaient eux-mêmes pour décrire ce qu’ils faisaient, à savoir récupérer des entreprises qui avaient fait faillite ou avaient fermé, et qui étaient occupées et remises en production par leurs travailleurs, généralement sous la forme de coopératives de travailleurs ou dans le cadre de pratiques d’autogestion. À partir de ce moment-là, ce terme a commencé à être utilisé dans d’autres pays, non seulement en Argentine, mais aussi en Uruguay, au Brésil, etc. Il s’est donc répandu et a fini par s’imposer pour désigner les processus par lesquels des entreprises capitalistes, traditionnelles, verticales, avec un propriétaire et des employés, sont devenues des entreprises gérées par le collectif des travailleurs, qui est parvenu à les remettre en service par le biais de différents processus de lutte. (...)
Ce qui s’est passé en 2001, c’est une crise qui a provoqué la chute du gouvernement, à l’époque c’était le gouvernement de la Rúa, qui était un prolongement du gouvernement Menem, qui a été celui qui a initié le processus néolibéral à ce stade, il y en a eu d’autres avant, sous la dictature militaire, de 76 à 83. C’est sous la dictature qu’ont été jetées les bases de tout le modèle néolibéral qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, nous avons ce personnage notoire, Milei. Il y a une continuité dans tous ces processus et, en particulier, dans les années 1990, une grande transformation des structures socio-économique et du travail de l’Argentine a été encouragée. Il ne s’agit pas d’un processus unique, mais celui qui s’est passé en Argentine a été profond et en quelques années, une grande partie de la classe ouvrière s’est retrouvée écartée du salariat, en devenant des chômeurs, des travailleurs sans emploi.
Ces travailleurs ont d’abord commencé à s’organiser en mouvements de piqueteros. Des barrages qui allaient bloquer les routes, les rues, etc., c’est-à-dire toute une série de processus de résistance, mais en dehors du lieu de travail, de sorte que ces travailleurs ne pouvaient pas faire grand-chose d’autre que d’essayer d’attirer l’attention, d’exiger une certaine réponse de l’État, etc. Ils ont non seulement perdu leur emploi mais ils ont également été expulsés de leur lieu de travail.
Dans le cas des entreprises récupérées, contrairement aux autres, les travailleurs, qui voyaient ce qui se passait, au moment de la fermeture de l’usine ont décidé de ne pas l’abandonner, ils ont décidé d’essayer de conserver l’endroit où ils travaillaient, même si les patrons n’étaient pas là. (...)
Les ateliers de métallurgie du sud du Grand Buenos Aires ont commencé à envisager la stratégie de l’occupation et la formation de coopératives comme moyen de défendre leurs emplois. En Patagonie, les céramiques Zanón, connues plus tard sous le nom de Fasinpat, une usine sans patron, et d’autres cas très spécifiques, qui au début n’étaient pas liés les uns aux autres, qui étaient isolés, ont commencé à s’unir et à acquérir une identité commune avec la grande crise de 2001, et c’est à partir de ce moment-là que le mouvement a pris une autre ampleur. (...)
Nous essayons d’anticiper, de voir comment le mouvement peut être mieux organisé parce qu’il est très dispersé et aussi fragmenté entre différentes organisations. Il faut garder à l’esprit que le mouvement de l’ERT évolue depuis plus de 30 ans et que, pendant cette période, comme vous l’avez dit, l’État a mené différentes politiques.
Ce que je peux vous dire, c’est que jusqu’à présent, le gouvernement ne s’est exprimé qu’une seule fois, pas directement Milei, mais son porte-parole, Adorni. Ce porte-parole a parlé contre les coopératives en général, en disant qu’elles étaient une boîte que nous, Argentins, financions, comme si les coopératives étaient des emplois d’État, et comme si elles étaient un produit de la corruption politique. C’est ainsi qu’ils considèrent les coopératives en général, mais je pense qu’ils ne savent même pas de quoi il s’agit avec les ERT. S’ils parviennent à former un gouvernement cohérent, ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne s’en aperçoivent. Pour l’instant, ils ne sont qu’un ramassis d’acteurs improvisés, une sorte de plate-forme de rock star, comme il se définit lui-même, de l’ultra-droite rock ‘n’ roll, qui reste une énorme opportunité d’affaires pour les méga-corporations, une destruction absolue de tout ce qui est public et une agression sans fin envers les travailleurs…Nul doute que, le moment venu, ils jetteront leur dévolu sur les entreprises récupérées et l’autogestion, et nous les y attendrons. (...)
L’Argentine est un pays très industriel, l’un des plus grands d’Amérique latine, certes loin des pays européens, mais avec une capacité de production relativement importante. Lorsque les gouvernements néolibéraux ont ouvert le pays aux importations, ils ont supprimé toutes les barrières protégeant l’industrie et ont procédé à une manœuvre sur le taux de change, la fameuse convertibilité, qui consistait à assimiler un peso à un dollar, ce qui était une émission absolument fictive, artificielle. Cela a eu pour effet qu’il était beaucoup moins cher d’importer que de produire. Par conséquent, la plupart des entrepreneurs industriels ont commencé à devenir des importateurs, en important généralement la même chose que ce qu’ils avaient l’habitude de produire. Dans ce nouveau contexte, ces employeurs ont considéré leurs usines et les travailleurs comme un fardeau économique. Ils ont donc cherché à se débarrasser de ces charges, à moindre frais, en évitant de payer les indemnités de licenciement, de couvrir les dettes, etc. La faillite frauduleuse était le moyen de se débarrasser de toutes ces dépenses. Les travailleurs se retrouvent ainsi au chômage.
L’usine ferme ou se dégrade progressivement selon des processus qui peuvent prendre des mois ou des années. Les machines ne sont pas réparées, les travailleurs sont payés en retard, etc., c’est-à-dire que la tactique de l’entreprise était d’inciter les travailleurs à partir d’eux-mêmes.
Avant ce stade, la récupération de l’usine s’opérait, les travailleurs ne voulaient pas que l’usine soit vendue aux enchères, ils voulaient continuer à l’utiliser comme un bien productif et comme une ressource de travail. C’est là qu’intervient la contradiction judiciaire : qu’est-ce qui prime, la propriété privée (en réalité, il ne s’agissait même pas de la défense de la propriété privée, mais du bénéfice de sa vente aux enchères) ou le droit de continuer à travailler ?
On trouve déjà ici une première complexité, puisque dans beaucoup de ces cas, les propriétaires, qui, par toute une série de manœuvres vraiment complexes, se présentent comme des créanciers, réagissent à l’occupation de l’usine par les ouvriers en les dénonçant comme des usurpateurs.
De leur côté, les travailleur-se-s revendiquent leur droit au travail, défendent leur emploi, tentent de conserver les machines car c’est ce qui leur permet de vivre. On ne le sait plus aujourd’hui (en référence aux ERT qui subissent ce processus sous le gouvernement de Milei), mais à l’époque, grâce à la résistance des travailleur-se-s occupants, ces conflits ont pu parvenir aux chambres législatives de différentes provinces et des lois d’expropriation furent votées. (...)
Il existe un certain consensus sur le fait que le travail autogéré doit être reconnu comme une forme de travail différente, avec ses propres formes, ses propres logiques, sa propre législation, son propre système de droits, de sécurité sociale, de santé, de résolution des conflits, etc. Il est évidemment très difficile de s’introduire dans le cadre législatif des formes de production capitalistes avec une forme de travail et de propriété collective, car il s’agit d’une rupture profonde avec le mode d’organisation de la société capitaliste, avec les formes législatives et juridiques propres. Mais c’est, d’une certaine manière, ce qui est proposé.
Il y a des projets de loi plus avancés, d’autres moins avancés, certains intermédiaires, etc., il y a un peu de tout, il y a des débats sur le financement, à savoir si tout doit provenir de l’activité propre des organisations ou s’il doit y avoir aussi un financement public pour certaines questions. En général, c’est une question de justice : si les capitalistes reçoivent des subventions, pourquoi l’économie autogérée ne recevrait-elle pas sa part ? On ne dit pas qu’elle doit être financée par l’État mais qu’elle doit en bénéficier au même titre que les autres. (...)
Certaines usines comptant 100, 200, voire 400 travailleurs ont été récupérées. Et dans ces cas, en général, il y a des défis, des défis très importants parce qu’ils impliquent un niveau très élevé d’activité économique, de capital, pour se maintenir. Il faut penser qu’une usine dotée de la technologie d’aujourd’hui et employant 400 personnes équivaut à une usine employant quelques milliers de travailleurs il y a 30 ou 40 ans. Ce sont des niveaux de production importants. Et la question se pose de savoir comment maintenir l’activité économique qui peut soutenir 400 salaires ou 300 salaires. Des cas comme celui-ci impliquent de penser en termes d’une complexité beaucoup plus grande qu’un petit atelier ou une usine plus simple. (...)