
Alors que des enseignants exilés dans l’Ukraine libre continuent d’assurer des cours par Internet, la Russie transforme les établissements scolaires en instruments de propagande. Pour « transformer l’identité des enfants », dénonce Inna, qui a fui Melitopol.
ZaporijjiaZaporijjia (Ukraine).– À Melitopol, l’école numéro 23, fondée en 1924 et rénovée en 2018, symbolisait l’éducation moderne. Olha*, professeure d’anglais, se souvient de l’énergie déployée avec ses collègues pour équiper l’établissement et offrir aux élèves un enseignement d’excellence. Mais en 2022, l’école a connu le même sort que la ville : les forces russes s’en sont emparées, comme des centaines d’autres établissements dans les territoires occupés. Près d’un élève ukrainien sur cinq, soit 1,6 million d’enfants, étudie désormais sous occupation, selon des programmes imposés par Moscou, sans accès à l’enseignement en ukrainien.
Durant plusieurs mois, Mediapart a enquêté sur l’éducation dans les zones occupées, sur le quotidien des enseignant·es et de leurs élèves. Il en ressort un système de russification déjà documenté par des ONG comme Human Rights Watch ou l’ONU. Il y a quelques semaines, le ministère de l’éducation russe a même officialisé dans un projet de loi l’interdiction de la langue ukrainienne dans les établissements éducatifs des territoires occupés, bien qu’elle n’y soit quasiment plus enseignée depuis plusieurs années. Kyiv dénonce « une politique délibérée de russification, d’assimilation et d’extermination génocidaire ».
À Melitopol, tout a débuté à l’arrivée des Russes le 26 février 2022, comme le racontent plusieurs enseignantes rencontrées à Zaporijjia, dans l’école en exil qu’elles ont fondée fin 2022. Toutes préfèrent garder l’anonymat pour éviter les représailles contre leurs proches ou leurs élèves resté·es sous occupation. Dès les premiers jours de l’occupation, Olha et ses collègues ont organisé des tours de garde pour protéger l’école des pillages, alors que d’autres établissements sont pris par les Russes et transformés en casernes. (...)
Autour de la table, dans l’école souterraine en exil que ces professeur·es de Melitopol ont ouverte à Zaporijjia, les femmes alternent entre sourires et larmes quand elles évoquent leurs actes de résistance. « Jusqu’en novembre 2022, l’école 23 était encore considérée comme ukrainienne. Cela inspirait les gens », raconte Oksana*, une professeure de mathématiques.
« Soit collaborer, soit partir »
À trois reprises, des agents des forces spéciales russes cagoulés et armés viennent les intimider pour que les enseignant·es collaborent et cèdent le contrôle de l’école. « Ils étaient furieux que nous ayons un drapeau de Grande-Bretagne dans la classe. C’était comme un tissu rouge pour un taureau, cela les faisait partir au quart de tour, se souvient Oksana. Nous leur expliquions que nous avions une école linguistique d’anglais et d’allemand. Ils répondaient que notre école formait des fascistes et nazis ukrainiens. »
Les Russes se persuadent aussi que l’école, centenaire, datant de l’URSS, a été construite par Londres. « Le plus effrayant, c’est qu’on ne pouvait pas argumenter, ils croyaient réellement à leur propagande. Nous étions stupéfaits », poursuit Oksana.
En novembre 2022, les Russes finissent par enfoncer la porte de l’école pour en prendre le contrôle. « On ne pouvait pas s’opposer, ils avaient des armes, des chiens, se souvient Olha. Les Russes étaient choqués que nous ayons un système d’incendie, du wifi, des ordinateurs, des sèche-mains dans les toilettes. »
Face à la violence et aux menaces, la majorité des enseignant·es ont fui vers l’Ukraine libre. (...)
Camps d’été en Russie
Très vite, les Russes se retrouvent confrontés à une pénurie d’enseignant·es. Ils font venir des professeur·es des villages, mais aussi de Crimée et même de Russie, attiré·es par de très hauts salaires. Dans l’école 23, seul·es six enseignant·es demeurent sur les quarante d’origine.
En mai, les Russes ouvrent une première école à Melitopol, et dès septembre, le programme reprend dans plusieurs établissements, notamment l’école 23. Sur les réseaux sociaux du nouvel établissement, les enseignant·es publient des photos de rencontres avec les participant·es à « l’opération spéciale » et de leçons patriotiques. Les enfants suivent des cours paramilitaires et certain·es partent même dans des camps d’été en Crimée ou en Russie. Ces colonies existent depuis 2014 : sous prétexte de repos loin de la ligne de front, les enfants subissent une propagande intense et parfois ne sont pas rendus à leurs parents. (...)
« Ils sont persuadés que les Ukrainiens sont des nazis et que l’Europe est l’ennemi », raconte l’adolescent. Inna Usachenko, l’assistante sociale qui l’accompagne lors de notre entretien, aide de nombreux enfants qui fuient l’occupation. « Les enfants sous occupation n’ont pas de liberté d’expression. Il leur est interdit de contredire les enseignants, d’exprimer leur opinion à l’école et dans la société en général », explique cette employée du Centre pour les libertés civiles, récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2022. (...)
Pour que ces enfants gardent un lien avec l’Ukraine libre, Oksana et les professeur·es de Melitopol ont créé une école à distance, à l’image de nombreux professeur·es ukrainien·nes : à Zaporijjia, ils et elles ont rénové une brasserie en sous-sol pour en faire une école et développé une plateforme en ligne. Une petite cinquantaine d’élèves sont accueilli·es sur place, et quelques dizaines en ligne, l’après-midi, pour que les enfants sous occupation puissent secrètement se connecter. « On se devait de continuer, estime Oksana, car une école, ce n’est pas que des murs, ce sont les gens qui la font. »
Pour Denys, quand il vivait sous l’occupation, comme pour 56 000 enfants qui continuent de suivre les cours en ligne, ces enseignements demeurent une bouée de sauvetage, un dernier contact avec l’Ukraine libre.