
... j’ai été profondément troublé par ma récente visite en Israël ! Cet été, des étudiants d’extrême droite ont protesté contre l’une de mes conférences. Leur rhétorique rappelait certains des moments les plus sombres de l’histoire du XXe siècle et recoupait de manière choquante les opinions du courant dominant en Israël.
Le 19 juin 2024, je devais donner une conférence à l’université Ben-Gourion du Néguev (BGU) à Be’er Sheva, en Israël. Ma conférence s’inscrivait dans le cadre d’un événement sur les protestations des campus du monde entier contre Israël, et j’avais prévu d’aborder la guerre à Gaza et, plus largement, la question de savoir si les protestations étaient des expressions sincères d’indignation ou si elles étaient motivées par l’antisémitisme, comme certains l’ont prétendu. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
Lorsque je suis arrivé à l’entrée de l’amphithéâtre, j’ai vu un groupe d’étudiants se rassembler. Il s’est rapidement avéré qu’ils n’étaient pas là pour assister à l’événement, mais pour protester contre celui-ci. Les étudiants avaient été convoqués, semble-t-il, par un message WhatsApp diffusé la veille, qui signalait la conférence et appelait à l’action : "Nous ne le permettrons pas ! Jusqu’à quand allons-nous nous trahir nous-mêmes ?!?!?!?!!" (...)
Après plus d’une heure de perturbations, nous avons convenu que la meilleure solution serait peut-être de demander aux étudiants protestataires de se joindre à nous pour une conversation, à condition qu’ils cessent de perturber le cours. Un bon nombre de ces militants ont fini par entrer et, pendant les deux heures qui ont suivi, nous nous sommes assis et avons discuté. Il s’est avéré que la plupart de ces jeunes hommes et femmes venaient de rentrer du service de réserve, au cours duquel ils avaient été déployés dans la bande de Gaza. (...)
J’ai servi dans les forces de défense israéliennes (FDI) pendant quatre ans, notamment pendant la guerre du Kippour de 1973 et lors d’affectations en Cisjordanie, dans le nord du Sinaï et à Gaza, où j’ai terminé mon service en tant que commandant d’une compagnie d’infanterie. Pendant mon séjour à Gaza, j’ai été le témoin direct de la pauvreté et du désespoir des réfugiés palestiniens qui tentent de survivre dans des quartiers encombrés et décrépits. (...)
Ces expériences personnelles ont renforcé mon intérêt pour une question qui me préoccupe depuis longtemps : qu’est-ce qui motive les soldats à se battre ? (...)
nous étions convaincus que nous étions là pour une cause plus vaste qui dépassait notre propre groupe de copains. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme de premier cycle, j’ai également commencé à me demander si, au nom de cette cause, les soldats pouvaient être amenés à agir d’une manière qu’ils jugeraient autrement répréhensible.
Dans un cas extrême, j’ai rédigé ma thèse de doctorat à Oxford, qui a ensuite été publiée sous forme de livre, sur l’endoctrinement nazi de l’armée allemande et les crimes qu’elle a perpétrés sur le front de l’Est au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ce que j’ai découvert allait à l’encontre de la manière dont les Allemands des années 1980 comprenaient leur passé. (...)
Lorsque la première intifada, ou soulèvement palestinien, a éclaté à la fin de l’année 1987, j’enseignais à l’université de Tel Aviv. J’ai été consterné par l’instruction donnée par Yitzhak Rabin, alors ministre de la défense, aux FDI de "casser les bras et les jambes" des jeunes Palestiniens qui lançaient des pierres sur des troupes lourdement armées. Je lui ai écrit une lettre pour l’avertir que, sur la base de mes recherches sur l’endoctrinement des forces armées de l’Allemagne nazie, je craignais que, sous sa direction, les FDI ne s’engagent sur une voie tout aussi glissante. (...)
À mon grand étonnement, quelques jours après lui avoir écrit, j’ai reçu une réponse d’une ligne de Rabin, me reprochant d’avoir osé comparer les FDI à l’armée allemande. Cela m’a donné l’occasion de lui écrire une lettre plus détaillée, expliquant mes recherches et mon inquiétude quant à l’utilisation de Tsahal comme outil d’oppression contre des civils occupés non armés. Rabin a répondu une nouvelle fois, avec la même déclaration (...)
Dans les mois qui ont suivi le 7 octobre, ce que j’ai appris au cours de ma vie et de ma carrière est devenu plus douloureusement pertinent que jamais. Comme beaucoup d’autres, j’ai trouvé ces derniers mois émotionnellement et intellectuellement difficiles. Comme beaucoup d’autres, des membres de ma propre famille et de celle de mes amis ont également été directement touchés par la violence. Le chagrin ne manque pas, quel que soit l’endroit où l’on se trouve. (...)
Aujourd’hui, dans une grande partie de l’opinion publique israélienne, y compris chez les opposants au gouvernement, deux sentiments dominent.
Le premier est un mélange de rage et de peur, un désir de rétablir la sécurité à tout prix et une méfiance totale à l’égard des solutions politiques, des négociations et de la réconciliation. (...)
Dans cette optique, la politique est un obstacle à la réalisation des objectifs plutôt qu’un moyen de limiter la destruction. C’est une vision qui ne peut que conduire à l’auto-anéantissement.
Le deuxième sentiment dominant - ou plutôt l’absence de sentiment - est le revers du premier. Il s’agit de l’incapacité totale de la société israélienne actuelle à ressentir une quelconque empathie pour la population de Gaza. La majorité, semble-t-il, ne veut même pas savoir ce qui se passe à Gaza, et cette volonté se reflète dans la couverture télévisée. (...)
l’ampleur des actes perpétrés actuellement à Gaza par les forces de défense israéliennes est sans précédent, tout comme l’indifférence totale de la plupart des Israéliens à l’égard de ce qui est fait en leur nom. (...)
La façon dont les gens ferment les yeux dès que l’on évoque les souffrances des civils palestiniens et la mort de milliers d’enfants, de femmes et de personnes âgées est profondément troublante.
En rencontrant mes amis en Israël cette fois-ci, j’ai souvent eu l’impression qu’ils avaient peur que je perturbe leur chagrin et que, n’habitant pas le pays, je ne pouvais pas comprendre leur douleur, leur anxiété, leur désarroi et leur impuissance. (...)
Sachant que j’avais déjà mis en garde contre le génocide, les étudiants étaient particulièrement désireux de me montrer qu’ils étaient humains, qu’ils n’étaient pas des meurtriers. Ils n’avaient aucun doute sur le fait que les FDI étaient, en fait, l’armée la plus morale au monde. Mais ils étaient également convaincus que les dommages causés aux personnes et aux bâtiments de Gaza étaient totalement justifiés, que tout était de la faute du Hamas qui les utilisait comme boucliers humains.
Ils m’ont montré des photos de leurs téléphones prouvant qu’ils s’étaient comportés de manière admirable avec les enfants, ont nié qu’il y avait de la faim à Gaza, ont insisté sur le fait que la destruction systématique des écoles, des universités, des hôpitaux, des bâtiments publics, des résidences et des infrastructures était nécessaire et justifiable. Ils considèrent que toute critique des politiques israéliennes par d’autres pays et par les Nations unies est tout simplement antisémite. (...)
Des milliers d’enfants ont été tués ? C’est la faute de l’ennemi. Nos propres enfants ont été tués ? C’est certainement la faute de l’ennemi. Si le Hamas commet un massacre dans un kibboutz, ce sont des nazis. Si nous larguons des bombes de 2 000 livres sur des abris de réfugiés et que nous tuons des centaines de civils, c’est la faute du Hamas qui s’est caché près de ces abris. Après ce qu’ils nous ont fait, nous n’avons pas d’autre choix que de les éliminer. Après ce que nous leur avons fait, nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’ils nous feraient si nous ne les détruisions pas. Nous n’avons tout simplement pas le choix. (...)
Deux jours après l’attaque du Hamas, le ministre de la défense Yoav Gallant a déclaré : "Nous combattons des animaux humains et nous devons agir en conséquence", ajoutant ensuite qu’Israël allait "démanteler un quartier après l’autre à Gaza". L’ancien premier ministre Naftali Bennett a confirmé : "Nous combattons des nazis". Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a exhorté les Israéliens à "se souvenir de ce qu’Amalek vous a fait", faisant allusion à l’appel biblique à exterminer les "hommes et les femmes, les enfants et les nourrissons" d’Amalek. Lors d’une interview à la radio, il a déclaré à propos du Hamas : "Je ne les considère pas comme des êtres humains : "Je ne les appelle pas des animaux humains parce que ce serait insultant pour les animaux". (...)
Le vice-président de la Knesset, Nissim Vaturi, a écrit sur X que l’objectif d’Israël devrait être "d’effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre". À la télévision israélienne, il a déclaré : "Il n’y a pas de personnes non impliquées... nous devons aller là-bas et tuer, tuer, tuer. Nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent". Le ministre des finances, Bezalel Smotrich, a souligné dans un discours : "Le travail doit être achevé... Destruction totale. Effacez le souvenir d’Amalek de dessous les cieux". Avi Dichter, ministre de l’agriculture et ancien chef du service de renseignement Shin Bet, a parlé de "dérouler la Nakba de Gaza". Un vétéran israélien de 95 ans, dont le discours de motivation aux troupes de l’armée israélienne préparant l’invasion de Gaza les exhortait à "effacer leur mémoire, leurs familles, leurs mères et leurs enfants", s’est vu remettre un certificat d’honneur par le président israélien Herzog pour avoir "donné un merveilleux exemple à des générations de soldats".
Il n’est donc pas étonnant que d’innombrables messages aient été postés sur les réseaux sociaux par des soldats des FDI à Gaza, appelant à "tuer les Arabes", à "brûler leurs mères" et à "raser" Gaza. Aucune mesure disciplinaire n’a été prise par leurs commandants.
C’est la logique de la violence sans fin, une logique qui permet de détruire des populations entières et de se sentir totalement justifié de le faire. (...)
Les jeunes hommes et femmes avec lesquels j’ai parlé ce jour-là étaient remplis de rage, non pas tant contre moi - ils se sont un peu calmés lorsque j’ai mentionné mon propre service militaire - mais parce que, je pense, ils se sentaient trahis par tous ceux qui les entouraient. (...)
Je me suis donc sentie désolée pour ces étudiants, qui n’avaient pas conscience de la façon dont ils avaient été manipulés. Mais j’ai quitté cette réunion avec un sentiment d’inquiétude et d’angoisse.
Alors que je rentrais aux États-Unis à la fin du mois de juin, j’ai réfléchi à ce que j’avais vécu au cours de ces deux semaines désordonnées et troublantes. J’ai pris conscience du lien profond qui m’unissait au pays que j’avais quitté (...)
Depuis mon retour, j’essaie de replacer mon expérience dans un contexte plus large. La réalité sur le terrain est si dévastatrice et l’avenir semble si sombre que je me suis laissé aller à une histoire contre-factuelle et à des spéculations pleines d’espoir sur un avenir différent. Je me demande ce qui se serait passé si l’État d’Israël nouvellement créé avait respecté son engagement d’adopter une constitution basée sur sa déclaration d’indépendance. Cette même déclaration qui affirmait qu’Israël "sera fondé sur la liberté, la justice et la paix, comme l’ont envisagé les prophètes d’Israël ; il assurera l’égalité complète des droits sociaux et politiques à tous ses habitants, sans distinction de religion, de race ou de sexe ; il garantira la liberté de religion, de conscience, de langue, d’éducation et de culture ; il sauvegardera les lieux saints de toutes les religions ; et il sera fidèle aux principes de la Charte des Nations unies".
Quel aurait été l’effet d’une telle constitution sur la nature de l’État ? (...)
Il est difficile de se laisser aller à de tels fantasmes à l’heure actuelle. Mais c’est peut-être précisément en raison du nadir dans lequel les Israéliens, et plus encore les Palestiniens, se trouvent aujourd’hui, et de la trajectoire de destruction régionale sur laquelle leurs dirigeants les ont placés, que je prie pour que d’autres voix s’élèvent enfin. Car, pour reprendre les mots du poète Eldan, "il y a un temps où l’obscurité gronde, mais il y a l’aube et l’éclat".
The Guardian, 13 août 2024