
La France se distingue par un taux de suicide en milieu carcéral particulièrement élevé. Quand la mort survient, des familles endeuillées décident parfois de se lancer dans un long combat judiciaire pour déterminer les responsabilités de l’administration pénitentiaire, alors que les conditions de détention ne cessent de se dégrader.
(...) En France, il y a dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur. Selon la direction de l’administration pénitentiaire, en 2024, 141 détenus ont mis fin à leur jour, ce qui représente un suicide tous les deux ou trois jours. Convaincues de la responsabilité de l’administration pénitentiaire dans la mort de leurs proches, certaines familles endeuillées décident de se lancer dans une bataille judiciaire.
« C’est un vrai parcours du combattant, les condamnations sont rares parce qu’il est difficile de montrer qu’il y a eu une défaillance dans la prévention du suicide », relève Pauline Petitot, chargée d’enquête au sein de l’Observatoire international des prisons (OIP), qui reçoit régulièrement des témoignages.
Neuf mois après la mort de son conjoint, Soraya ne décolère pas. Pendant des semaines, avec son avocat, elle a alerté la direction de l’établissement sur le calvaire que subissait Karim depuis son arrivée à Aix-Luynes, en avril 2024. « Dès le début, il a commencé à subir des menaces, des violences. Quand j’ai enfin pu obtenir un permis de visite, au bout de trois mois, j’ai eu du mal à le reconnaître, il avait perdu beaucoup de poids, une surveillante l’aidait à se déplacer. »
La direction finit par le transférer dans un autre bâtiment, mais rien ne change, Karim continue d’être « frappé », même « poignardé », déroule Soraya. À l’extérieur, elle aussi subit un calvaire. Depuis des mois, les hommes qui s’en prennent à son conjoint en détention la menacent, jour et nuit, de le tuer si elle refuse de vider ses comptes. En quatre mois, la jeune femme se fait extorquer 6 000 euros. Le 1er août, après quatre signalements envoyés à la direction de l’établissement pénitentiaire, le couple porte plainte. « Quelques jours plus tard, Karim me dit : “Si je ne sors pas d’ici septembre, je vais mourir.” » (...)
Selon nos informations, le jeudi 5, Karim indique au personnel avoir avalé une larme de rasoir, un signalement est effectué à l’unité sanitaire. Que s’est-il passé jusqu’au dimanche matin où il est retrouvé mort en cellule ? A-t-il fait l’objet d’une surveillance spécifique ? A-t-il vu un médecin ? Sollicités, ni l’administration pénitentiaire ni le parquet d’Aix-en-Provence n’ont répondu à ces questions.
Signaux faibles et surpopulation carcérale
Depuis 2020, le nombre de suicides en prison a augmenté de 25 %, atteignant des records. Pourtant, depuis quinze ans, l’administration pénitentiaire multiplie les dispositifs pour éviter les morts. Quand le risque suicidaire est jugé important, la direction de l’établissement déploie des mesures d’urgence. La surveillance est adaptée, les rondes renforcées.
En cas de passage à l’acte imminent, un détenu peut recevoir un « kit anti-suicide » composé de draps et de vêtements déchirables afin d’éviter tout risque de pendaison. Il peut aussi être placé pour vingt-quatre heures en CproU, une cellule aux murs lisses, sans point d’accroche, et dans laquelle le mobilier est scellé au sol. En 2023, l’administration pénitentiaire a même diffusé auprès de son personnel un guide de prévention du suicide d’une centaine de pages (...)
Dans l’Hexagone comme ailleurs, la prévention du suicide repose avant tout sur de l’observation, le personnel doit pouvoir repérer un changement de comportement. Mais faut-il encore qu’il soit en mesure de le faire. Difficile pour ne pas dire impossible de remarquer qu’un détenu a perdu de l’appétit ou qu’un autre se plaint d’insomnies quand un surveillant assure seul la gestion de soixante-dix détenus. (...)
Après chaque suicide, une enquête judiciaire est ouverte pour déterminer les causes de la mort. Les proches sont entendus, tout comme la direction de l’établissement pénitentiaire, mais aussi des agents et des détenus. Quand l’enquête fait apparaître des responsabilités, elle peut déboucher sur l’ouverture d’une information judiciaire. (...)
Les familles endeuillées reprochent aussi souvent à l’administration des comportements jugés « inappropriés », voire « inhumains » au moment du décès de leur proche. « En règle générale, les familles ne sont pas satisfaites et elles ont raison, estime Benoît David, avocat spécialisé dans le droit pénitentiaire. La direction de l’établissement est, bien souvent, en dessous de tout. Elle ne donne aucune information pendant plusieurs jours, il est parfois aussi compliqué de récupérer les affaires de la personne suicidée. » Une défaillance relevée par l’Igas en 2021, puisqu’elle note le manque de « formation adaptée » pour le personnel pénitentiaire dont « le discernement et le tact requis aux situations de fragilité font parfois défaut ».
Loriane, la mère de Sacha, a été marquée par sa rencontre avec le directeur de la maison d’arrêt de Saint-Brieuc et son adjoint, trois semaines après la mort de son fils : « On attendait dans un couloir quand ils sont passés devant nous sans même nous saluer et se présenter. Ils ont ouvert une porte, se sont installés à l’autre bout de la table. Ils nous ont rendu les affaires de Sacha qui étaient dans une pochette, ils l’ont fait glisser sur la table, elle est tombée par terre et s’est ouverte. »
Jusqu’à présent, les seules affaires que Christelle a pu récupérer, c’est un sac plastique rendu au commissariat. À l’intérieur, elle découvre une tenue souillée par de l’urine, du vomi, du sang. Elle fond en larmes. Quatre mois après la mort de son fils, retrouvé pendu dans sa cellule, Christelle n’a toujours pas pu se rendre à la maison d’arrêt de Grasse. « La direction m’a répondu qu’il fallait attendre les instructions du juge. »
Autant d’indélicatesses qui font forcément naître le doute chez les familles et renforcent la rancœur à l’égard de l’administration pénitentiaire. (...)
Deux jours avant de se suicider, Kenzo a été violé par un détenu. Il a été extrait de la maison d’arrêt pour porter plainte et être hospitalisé. À son retour en détention, le 8 janvier 2025, il est replacé en cellule à 20 heures. À 22 heures, un surveillant découvre son corps. « Il s’est pendu avec le drap de l’hôpital », explique sa mère. « Comment peut-on laisser un gamin qui vient de se faire violer tout seul, avec ça dans la tête ? Je veux comprendre pourquoi mon fils est mort. »
Contacté, le parquet de Grasse indique à Mediapart que l’enquête a été classée sans suite, il y a deux mois. Christelle et son avocat n’en ont toujours pas été avertis.