
Jardins communautaires, coopératives... En Cisjordanie et à Gaza, les Palestiniens ont développé une « écologie de la subsistance qui n’est pas séparée de la résistance », raconte l’historienne Stéphanie Latte Abdallah.
Alors qu’une trêve vient de commencer au Proche-Orient entre Israël et le Hamas, la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah souligne les enjeux écologiques qui se profilent derrière le conflit armé. Elle rappelle le lien entre colonisation et destruction de l’environnement, et « la relation symbiotique » qu’entretiennent les Palestiniens avec leur terre et les êtres qui la peuplent. Ils partagent un même destin, une même lutte contre l’effacement et la disparition. (...)
En Cisjordanie, les Palestiniens subissent — depuis quelques années déjà mais de manière accrue maintenant — une forme d’assiègement. Des cultures vivrières sont détruites, des oliviers abattus, des terres volées. Les raids de colons ont été multipliés par deux, de manière totalement décomplexée, pour pousser la population à partir, notamment la population bédouine qui vit dans des zones plus isolées. On assiste à un approfondissement du phénomène colonial. Certains parlent de nouvelle Nakba [littéralement « catastrophe » en Arabe. (...)
Gaza a connu six guerres en dix-sept ans mais il y a quelque chose d’inédit aujourd’hui, par l’ampleur des destructions, le nombre de morts et l’effet de sidération. À défaut d’arriver à véritablement éliminer le Hamas – ce qui est, selon moi, impossible — Israël mène une guerre totale à une population civile. Il pratique la politique de la terre brûlée, rase Gaza ville, pilonne des hôpitaux, humilie et terrorise tout un peuple.
Cette stratégie a été théorisée dès 2006 par Gadi Eizenkot, aujourd’hui ministre et membre du cabinet de guerre, et baptisée « la doctrine Dahiya », en référence à la banlieue sud de Beyrouth. Cette doctrine ne fait pas de distinction entre cibles civiles et cibles militaires et ignore délibérément le principe de proportionnalité de la force. L’objectif est de détruire toutes les infrastructures, de créer un choc psychologique suffisamment fort, et de retourner la population contre le Hamas. Cette situation nous enferme dans un cycle de violence. (...)
La Palestine est un vivier d’innovations politiques et écologiques, un lieu de créativité sociale. Ces dernières années, suite au constat d’échec des négociations liées aux accords d’Oslo [1] mais aussi de l’échec de la lutte armée, s’est dessinée une troisième voie.
Depuis le début des années 2000, la société civile a repris l’initiative. Dans de nombreux villages, des marches et des manifestations hebdomadaires sont organisées contre la prédation des colons ou pour l’accès aux ressources. Plus récemment, s’est développée une économie alternative, dite de résistance, avec la création de fermes, parfois communautaires, et un renouveau des coopératives. (...)
L’objectif est de reconstruire une autre société libérée du néolibéralisme, de l’occupation et de la dépendance à l’aide internationale. (...)
Une jeune génération a rejoint des pionniers. Plutôt qu’une solution nationale et étatique à la colonisation israélienne — un objectif trop abstrait sur lequel personne n’a aujourd’hui de prise — il s’agit de promouvoir des actions à l’échelle citoyenne et locale. L’idée est de retrouver de l’autonomie et de parvenir à des formes de souveraineté par le bas (...)
Une « intifada verte » pour retrouver de l’autonomie
Tout est né d’une prise de conscience. Les territoires palestiniens sont un marché captif pour l’économie israélienne. Il y a très peu de production. Entre 1975 et 2014, la part des secteurs de l’agriculture et de l’industrie dans le PIB a diminué de moitié. 65 % des produits consommés en Cisjordanie viennent d’Israël, et plus encore à Gaza. Depuis les accords d’Oslo en 1995, la production agricole est passée de 13 % à 6 % du PIB.
Ces nouvelles actions s’inscrivent aussi dans l’histoire de la résistance (...)
Le retour à la terre participe de la lutte. C’est le seul moyen de la conserver, et donc d’empêcher la disparition totale, de continuer à exister. En Cisjordanie, si les terres ne sont pas cultivées pendant 3 ou 10 ans selon les modes de propriété, elles peuvent tomber dans l’escarcelle de l’État d’Israël, en vertu d’une ancienne loi ottomane réactualisée par les autorités israéliennes en 1976. Donc, il y a une nécessité de maintenir et augmenter les cultures, de redevenir paysans, pour limiter l’expansion de la colonisation (...)
Les engrais et les produits chimiques proviennent des multinationales via Israël, ces produits sont coûteux et rendent les sols peu à peu stériles. Il faut donc inventer autre chose. (...)
Les Palestiniens renouent avec une forme d’agriculture économe, ancrée dans des savoir-faire ancestraux, une agriculture locale et paysanne (...)
Le manque d’eau pousse à développer cette méthode sans irrigation et avec des semences anciennes résistantes. L’idée est de revenir à des formes d’agriculture vivrière. (...)
Le territoire est morcelé. Il faut donc apprendre à survivre dans des zones encerclées, être prêt à affronter des blocus et développer l’autosuffisance dans des espaces restreints. Il n’y a quasiment plus de profondeur de paysage palestinien. (...)
À Gaza, on voit poindre une économie circulaire, même si elle n’est pas nommée ainsi. C’est un mélange de débrouille et d’inventivité. (...)
On utilise des modes de production agricole innovants, en hydroponie ou bien à la verticale, parce que la terre manque, et les sols sont pollués. De nouvelles pratiques énergétiques ont été mises en place, surtout à Gaza, où, outre les générateurs qui remplacent le peu d’électricité fournie, des panneaux solaires ont été installés en nombre pour permettre de maintenir certaines activités, notamment celles des hôpitaux. (...)
Est-ce qu’on peut parler d’écocide en ce moment ?
Tout à fait. Nombre de Palestiniens emploient maintenant le terme, de même qu’ils mettent en avant la notion d’inégalités environnementales avec la captation des ressources naturelles par Israël (terre, ressources en eau…). Cela permet de comprendre dans leur ensemble les dégradations faites à l’environnement, et leur sens politique. Cela permet aussi d’interpeller le mouvement écologiste israélien, peu concerné jusque-là, et de dénoncer le greenwashing des autorités. (...)
Ce sont des utopies qui tentent de vivre en pleine dystopie.