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Afrique XXI
En Libye, un système carcéral meurtrier à l’ombre de l’Europe
#Libye #migrants #immigration #tortures #viols #UE
Article mis en ligne le 22 décembre 2025
dernière modification le 20 décembre 2025

Enquête · Fosses communes, torture, viols systématiques… Enquête sur les prisons libyennes, où des milliers d’exilés sont abandonnés à la mort avec la complicité silencieuse de l’Europe.

En Libye, la frontière est devenue un champ d’extermination. En février 2025, un rapport du Conseil de sécurité de l’ONU révélait la découverte de charniers à Jikharra et Kufra, dans l’est désertique du pays : 93 corps de migrants mutilés, ligotés, brûlés vifs ou morts sous la torture. Tous exhumés à proximité de centres de détention illégaux. Pour les ONG, le doute n’est plus permis : il ne s’agit pas d’excès isolés, mais d’un système structuré d’emprisonnement, d’extorsion et d’élimination, rendu possible par une sous-traitance migratoire cynique de l’Union européenne (UE).

Depuis 2017, Bruxelles a fait de la Libye le verrou de sa politique migratoire vers le sud. Une externalisation assumée : financement massif des garde-côtes libyens, livraison de matériel, formations, appui logistique aux autorités locales. L’enjeu ? Freiner les départs de migrants vers l’Europe. Mais derrière cette coopération se dessine une réalité sombre.

En 2017 déjà, un rapport d’Amnesty International accusait frontalement plusieurs capitales européennes d’être devenues complices des abus systématiques, détentions arbitraires, tortures, travaux forcés et extorsions en déléguant à la garde-côtière libyenne le contrôle du sauvetage en mer. La même année, une enquête de CNN bouleversait l’opinion mondiale en révélant l’existence de véritables ventes aux enchères d’êtres humains. Caméras cachées à la main, des journalistes infiltraient ces marchés nocturnes de la périphérie de Tripoli, où des « garçons costauds » étaient proposés pour quelques liasses de dinars libyens.

À mesure que se multipliaient les dénonciations, d’autres travaux sont venus éclairer les mécanismes structurels à l’œuvre. (...)

Pour éviter les patrouilles, les passeurs se sont mis à surcharger les embarcations. Résultat : moins de départs, mais davantage de naufrages. Un paradoxe cruel qui révèle l’un des effets pervers les plus meurtriers de l’externalisation européenne : prétendre contenir les traversées tout en en accroissant la létalité.
Une enquête en immersion prolongée

C’est dans cet environnement saturé de violences cachées que s’inscrit l’enquête présentée ici. Elle repose sur une immersion prolongée auprès de survivants, au moment précis où leurs récits quittent le silence pour entrer dans l’espace légal, lors des auditions administratives menées entre 2021 et 2022 dans le sud de l’Italie. Vingt témoignages anonymisés ont ainsi été recueillis à Matera, Bari, Ferrandina, Irsina et Lampedusa auprès de personnes ayant subi l’enfermement dans les centres de détention libyens. (...)

Mis en regard des rapports d’ONG, des travaux académiques et des archives publiques, ces récits permettent de reconstituer des trajectoires individuelles, de cartographier plusieurs réseaux clandestins autour de Tripoli et d’entrevoir l’évolution récente d’un appareil carcéral illégal maintenu en vie par toute une série d’arrangements diplomatiques. L’architecture de la détention dans l’Est libyen, elle, demeure largement hors de portée : son opacité continue de résister à toute tentative de documentation.

En septembre 2024, même la Cour des comptes européenne est venue confirmer ce constat accablant. (...)

Dans un rapport relayé par The Guardian, elle estimait que les financements européens n’avaient pas amélioré la gestion migratoire, pire, qu’ils avaient contribué aux abus. Des véhicules fournis par l’UE auraient notamment servi à transférer des exilés vers des prisons clandestines.
« Dès l’entrée, on voyait les cadavres entassés au sol »

Dans les centres de détention libyens, des milliers d’exilés subissent des violences extrêmes. Certains, après des mois ou des années de captivité, parviennent à fuir et à témoigner. Leurs récits, recueillis lors des procédures d’asile, remontent aujourd’hui jusqu’aux préfectures italiennes, notamment à Matera, en Basilicate, l’une des zones d’accueil des rescapés arrivant par la Méditerranée centrale. (...)

Des centaines de récits similaires affluent chaque mois aux portes de l’Europe. Centres d’accueil, associations, services d’asile : tous recueillent les preuves d’un système structuré de violences qui s’ancre dans une réalité politique bien plus large.
La Libye, pays éclaté entre deux légitimités

Car la Libye n’est pas seulement un pays de transit. Depuis la chute brutale de Mouammar Kadhafi, en 2011, la Libye n’a jamais retrouvé la paix ni même les contours d’un État fonctionnel. Le pays est un archipel de territoires morcelés, livré aux milices locales, aux puissances étrangères et à un entrelacs de loyautés changeantes. (...)

tortures, viols, extorsions, exécutions sommaires. L’étiquette administrative n’a pas fait disparaître l’arbitraire. Autrefois tristement célèbre, Tajoura, fermé après une frappe aérienne en 2019, continue d’incarner la brutalité du système.

Parmi des sites connus, d’autres bâtiments sans statut, ancienne usine de tabac, entrepôts abandonnés, servent de prisons improvisées. Dirigés par des groupes armés, ces lieux échappent à tout contrôle. Parmi les cas les plus saisissants, celui révélé par The New Indian Express, dans l’ancien zoo de Tripoli transformé en centre de détention illégal, où hommes, femmes et enfants étaient enfermés dans des cages. Selon l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), des groupes armés y forçaient également des femmes à la prostitution jusqu’à ce qu’elles tombent enceintes puis ils les renvoyaient en détention. (...)

Dans les régions désertiques du Sud, notamment autour de Koufra, Sebha ou Bir el-Ghanam, la situation a basculé dans un non-droit total. Là, les centres de détention changent de main au gré des alliances tribales, des trafics transsahariens ou des rivalités entre milices. Les rares survivants parlent de camps souterrains, d’enfants armés de kalachnikovs, de cadavres jetés dans des décharges comme des ordures.
L’Europe, un soutien ambivalent

Pendant que ce système s’enracine, l’Union européenne maintient son partenariat stratégique avec les autorités libyennes pour empêcher les départs vers l’Europe. Ce soutien prend la forme d’un appui logistique, financier et opérationnel aux garde-côtes libyens, ainsi qu’aux centres de détention de la région de Tripoli, officiellement désignés comme « centres de rétention ».

Cet engagement est dénoncé avec virulence par les ONG. Human Rights Watch parle d’un système de violence sous-traité par l’UE. Amnesty International évoque une « aide directe à la torture ». En 2025, l’organisation a qualifié la coopération migratoire de l’UE avec la Libye de « moralement bancale » et elle a estimé que l’UE avait « facilité et encouragé » les violations des droits humains en appuyant des autorités libyennes impliquées dans des abus.

Face aux critiques, Bruxelles réplique qu’un retrait précipité ne ferait qu’aggraver le chaos. L’Union européenne justifie son soutien par des objectifs humanitaires et sécuritaires (...)

Sur le terrain, le contrôle effectif reste entre les mains de milices armées, qui dictent leurs règles et exercent leur pouvoir en toute impunité.

Dans les couloirs diplomatiques, la question est désormais de savoir comment sortir de ce cercle vicieux : un système officiellement soutenu mais qui nourrit, en réalité, la torture et la mort.