
Alors que les bombes ne cessent de tomber sur Gaza, et que l’aide humanitaire internationale est toujours entravée, un sentiment de désarroi s’est installé. Pour Mediapart, des citoyens et des citoyennes partout en France racontent cette incapacité à agir, qui laisse comme un goût d’impuissance.
Vingt mois après le 7-Octobre, alors que le bilan de la guerre israélienne à Gaza dépasse 55 000 morts, selon les données du ministère de la santé palestinien reprises par l’ONU, un sentiment diffus s’est installé dans la société française. Entre impuissance politique et répression judiciaire, tous et toutes se demandent comment continuer d’agir quand tout semble vain.
Le caractère inédit de l’horreur accentue cette culpabilité car, pour la première fois, on assiste à un génocide en direct, presque en haute définition. Pour beaucoup, impossible de rester impassible devant ces images qui parviennent du territoire palestinien, malgré l’interdiction de s’y rendre qui est faite aux médias internationaux. (...)
« Face à tout ça, on se sent submergé. C’est inéluctable, et en même temps, totalement évitable. Tu te sens impuissante parce que tu sais que tout ce que tu fais, d’une certaine façon, ne servira à rien. Même si je suis allée manifester, même si j’ai donné à des associations à ma hauteur. Parce qu’en haut, on ne t’écoute pas, il n’y a pas d’empathie », regrette Amélia, mère de deux enfants.
Elle enchaîne, le timbre qui se brise : « J’ai une perte de confiance absolue dans notre État. La France a des valeurs sur le papier ou en héritage, mais dans les actions, elle n’en a aucune. J’ai cette impression de ne plus faire partie d’une patrie honorable. »
La vie « normale » et l’horreur
Pour toutes et tous, ce sentiment de désarroi s’est intensifié ces derniers mois. (...)
Professeure de lettres et d’histoire à Évreux (Eure), elle s’inquiète de ce qu’elle pourra répondre à ses élèves plus tard. « Tu te souviens de la question qu’on posait quand on était nous-mêmes au collège ou au lycée, pourquoi personne n’a rien fait quand il y avait le génocide ? Si on me la pose dans trente ans pour cet événement que j’ai vécu, si je suis encore prof, je ne saurais pas quoi répondre. La faute des politiques de l’époque ? », laisse-t-elle en suspens. (...)
Face à ce constat, Camille, journaliste et illustratrice, d’une famille juive, est tiraillée entre ses opinions et la peur des réactions de ses proches. Si les paroles de la rabbine Delphine Horvilleur ou de l’auteur Joann Sfar l’ont un peu soulagée, bien que trop tardives, elle ne se sent toujours pas à l’aise pour se mobiliser publiquement. « J’ai l’impression que tout est hyper tardif, et moi, ça m’est arrivé de pleurer parce que je ne peux pas ouvrir ma bouche, développe la jeune femme. Tu vois, il y a cette phase dans Persepolis : “Reste toujours digne et intègre à toi-même.” C’est une valeur hyper importante pour moi. Mais j’ai trop peur, j’ai trop d’inquiétude pour pouvoir prendre la parole. Je trouve très courageux ceux qui le font, mais moi, je me sens lâche. » (...)
Criminalisation des manifestations (...)
Depuis le 7-Octobre, la France s’impose comme l’un des pays les plus répressifs envers les mobilisations de solidarité avec la Palestine, aux côtés des États-Unis et de l’Allemagne. Une répression déployée selon une logique évolutive, mais implacable.
Si, dans les premiers jours, les autorités ont procédé à l’interdiction générale de toutes les manifestations propalestiniennes, cette mesure s’est ensuite accompagnée d’une application particulièrement sévère de la circulaire du 10 octobre 2023, mise en place par le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti. Le texte a encouragé une interprétation élargie de l’infraction d’apologie du terrorisme, déclenchant une vague de criminalisation massive.
Des centaines de citoyen·nes anonymes poursuivi·es pour leurs publications sur les réseaux sociaux jusqu’à des personnalités publiques de premier plan, en passant par des collégien·nes, cette offensive a touché un large spectre de la population. (...)
L’arsenal juridique mobilisé repose sur la loi du 13 novembre 2014, un dispositif déjà controversé lors de son adoption pour son caractère liberticide. Selon Elsa Marcel, avocate au barreau de Paris qui défend plusieurs militant·es pour la Palestine, son usage révèle une stratégie claire : criminaliser par la voie pénale tout discours qui s’écarte de la ligne officielle du Quai d’Orsay et de l’État en général sur le conflit israélo-palestinien.
« C’est non seulement une offensive très grave sur la question palestinienne, puisque ça impose un discours unique, qui, par ailleurs, est minoritaire à l’échelle de la planète. Mais c’est aussi un vrai problème pour les libertés démocratiques dans leur ensemble, parce que ça signifie que dès lors qu’on a une opinion sur une situation internationale divergente de celle d’Emmanuel Macron, on peut être passible de sanctions pénales », simplifie l’avocate.
Cette stratégie d’intimidation porte ses fruits. Si les manifestations sont désormais plus souvent autorisées, il n’en reste pas moins compliqué de se mobiliser (...)
« Les gens ont peur parce que si tu te fais suspendre, ça peut avoir des conséquences sur ton éducation et ton accès aux cours par exemple. Il y a aussi plein d’étudiants qui sont sous visas, et qui ont très peur de procédures. Donc c’est clairement en train de se démobiliser. » À ce jour, son collectif recense onze exclusions temporaires et plus de soixante-dix sanctions disciplinaires, rien qu’à Sciences Po. « Le pouvoir n’est pas dans nos mains. Nous, on ne peut pas forcer l’aide humanitaire, on ne peut pas arrêter les bombes », désespère Léo.
D’autres formes de solidarité (...)
d’être lié à des intérêts israéliens dans les colonies par l’intermédaire du fonds d’investissement états-unien KKR. Suivi en France par le collectif La Horde et les danseurs et danseuses du Ballet national de Marseille, l’artiste Rone et des dizaines d’autres personnes, le boycott a suscité une réaction du festival, qui a créé une page spéciale sur son site et nié toute remontée des bénéfices à KKR.
Mais ces initiatives restent marginales face à l’ampleur du défi. Malgré l’accumulation d’informations, les mobilisations s’affaiblissent et rassemblent de moins en moins. À l’exception, ces derniers jours, du rassemblement en soutien au Madleen, le bateau de la flottille humanitaire accueillant à son bord Rima Hassan et Greta Thunberg intercepté par Israël, qui a réussi à mobiliser. (...)
un défi générationnel : comment ne pas reproduire le silence de celles et ceux qui ont assisté aux génocides passés ? Car si les États ferment les yeux, reste encore la force du témoignage et de la solidarité citoyenne.