
Réprouver l’assassinat de la figure du mouvement Maga ne nécessite pas de l’ériger en martyr de la liberté d’expression, ni même d’insister sur la légitimité de son point de vue. L’extrême droite en fait son miel, alors qu’il propageait un discours haineux et intolérant.
On ne tue pas ses opposants. Et on ne règle pas des différends politiques en s’attaquant physiquement aux personnes, encore moins en recourant au meurtre. Ce sont là des conditions indispensables à la préservation de la « civilité » d’une communauté politique. Tout en y étant attaché, on ne peut qu’être effaré devant la grande opération de mystification et de confusion qui s’est déployée, dans l’espace médiatique et politique français, à propos de l’assassinat de Charlie Kirk, cette figure du mouvement Maga (« Make America Great Again »).
L’offensive s’est déployée depuis les rangs attendus de l’extrême droite jusqu’au commentariat mainstream de Radio France, en passant par les médias Bolloré et les pages opinions du Figaro. Pour certain·es, le drame est l’occasion de faire bouillir leur petite marmite de thèses identitaristes, tout en ressuscitant la peur du « rouge ». Pour d’autres, il s’agit d’admonester celles et ceux qui pointent avec trop de vigueur le pedigree idéologique du défunt, en leur rappelant à quel point le pluralisme est précieux. (...)
Toutes ces réactions ont eu lieu malgré la méconnaissance de l’identité et des motivations du tueur. En l’occurrence, le profil de l’auteur présumé, Tyler Robinson, arrêté vendredi, ne correspond pas à celui d’un militant de longue date d’extrême gauche.
Selon les premiers éléments transmis par les autorités, il est décrit par le New York Times « comme un jeune homme réservé et intelligent, élevé dans une famille républicaine, qui s’intéressait beaucoup aux jeux vidéo, aux bandes dessinées et à l’actualité ». Des inscriptions retrouvées sur ses munitions et cartouches (« Bella ciao », « Eh fasciste, attrape ») pourraient à première vue sonner comme des messages militants. Mais elles pourraient tout aussi bien être des références à des jeux en ligne, où fleurit toute une culture de l’interpellation ironique et du détournement du sens des mots, sans idéologie particulière.
Pas de quoi décourager, aux États-Unis comme en France, le déroulé d’un prêt-à-penser qui ne s’embarrasse pas de la complexité du réel.
Dans un dégradé allant de la sanctification de Charlie Kirk à sa banalisation soft, c’est l’occultation ou l’euphémisation de son identité politique qui se jouent, au prix d’un brouillage de tous les repères. (...)
La victime idéale de l’extrême droite
Au cours d’un festival qui bat son plein depuis quarante-huit heures, la palme revient sans doute au parti d’extrême droite Reconquête, dont l’eurodéputée Sarah Knafo a annoncé que son groupe, au Parlement européen, a nommé Charlie Kirk pour le prix Sakharov. Rappelons qu’il s’agit, selon l’institution dans laquelle elle siège, de « la plus haute distinction accordée par l’Union européenne aux actions en faveur des droits humains ».
Dans l’hémicycle de Strasbourg, la même élue zemmouriste a soutenu l’initiative de son collègue suédois Charlie Weimers, issu d’un autre groupe d’extrême droite, qui a tenté de provoquer une minute de silence en hommage à Charlie Kirk. Sarah Knafo, à l’instar de son ancienne alliée Marion Maréchal qui siège à Strasbourg, s’est vivement émue que les rangs du centre et de la gauche soient restés assis.
Au Rassemblement national (RN), on n’est pas en reste. Sur le réseau muskien X, son président Jordan Bardella voit dans l’assassinat du podcasteur le fruit de « la rhétorique déshumanisante de la gauche ». Postant une affiche ensanglantée affirmant que « la gauche tue », le député de la Somme Matthias Renault n’hésite pas à remonter à la révolution russe de 1917 et aux années de plomb italiennes de la décennie 1970 pour appuyer sa démonstration.
La défense de la liberté d’expression, pour l’extrême droite, est purement instrumentale. (...)
Jamais ce camp ne sortirait les violons et les grandes phrases pour un prédicateur salafiste qui aurait été abattu après avoir prononcé les mêmes horreurs que Charlie Kirk sur les femmes, les personnes LGBTQIA+ et les juifs. La défense de la liberté d’expression, pour l’extrême droite, est purement instrumentale. Sélective, elle est indexée au noyau intangible de sa doctrine nativiste : l’exaltation de l’homogénéité culturelle (voire ethnique) et la mise au pas des minorités et dissidences dissonantes.
L’extrême droite ne fait pas que pleurer un des siens. Elle continue à faire de la politique en appelant tout le monde à s’associer à sa douleur. Ce faisant, elle cherche à faire valider sa représentation du monde où les dangers viendraient avant tout de progressistes devenus violents, plutôt que des défenseurs acharnés d’un ordre patriarcal, chrétien, racial et extractiviste qu’elle cherche à restaurer ou à préserver. Alors même que les victimes de la mouvance terroriste d’extrême droite sont plus nombreuses et que la menace constituée par cette dernière est prise au sérieux par les services de l’État.
Au nom de la liberté d’expression, le grand n’importe quoi rhétorique (...)
Le soutien de Charlie Kirk aux théories du complot mais aussi ses saillies misogynes, racistes et antisémites – en 2023, il accusait les juifs de contrôler « non seulement les universités, mais aussi les organisations à but non lucratif, le cinéma, Hollywood, tout » – y sont blanchis au grand jour. Mieux : la responsabilité de son meurtre est attribuée, en dernière instance, à tout ce qui ressemble peu ou prou à un discours progressiste.
L’inénarrable Mathieu Bock-Côté, qui hante également les studios de CNews et d’Europe 1, en profite ainsi pour expliquer que la dénonciation de l’extrême droite n’a pas lieu d’être, ou doit se faire en termes fleuris : « Dès lors qu’on hitlérise un adversaire, on se donne le droit, si les circonstances l’exigent, de l’exécuter. »
Ce sophisme énoncé, il lui suffit de quelques développements pour atterrir sur sa sempiternelle conclusion : « La société multiculturelle est inévitablement une société multiconflictuelle. » La mort de Charlie Kirk, ce serait donc la faute à l’immigration et « aux gardiens du récit officiel de la diversité heureuse ». Il fallait y penser. (...)
Ne pas oublier qui était Charlie Kirk
Il y a cependant une différence entre se préoccuper de sa seule opinion et accueillir généreusement n’importe quelle opinion, y compris celle qui exprime la détestation d’un monde commun et la croyance en l’inégale dignité et droit à l’existence des personnes. Mais pour le comprendre, il faudrait ne pas masquer qui était vraiment le podcasteur.
Toute cette complaisance envers Charlie Kirk n’est en effet possible qu’en occultant tout un pan de la réalité. À en lire le portrait qui en est dressé à la droite du spectre politique, on a l’impression que l’homme aurait été le Jürgen Habermas de la base Maga, du nom de ce philosophe allemand ayant promu « l’éthique de la discussion ». Ce qui n’est vraiment pas le cas. (...)
Le 6 janvier 2021, lorsque le Capitole a été attaqué par une foule de partisan·es du président républicain qui refusaient sa défaite, parmi lesquel·les des membres de milices d’extrême droite, Kirk se vantait ainsi d’avoir envoyé plus de 80 bus « remplis de patriotes à Washington pour se battre pour ce président ». Le bilan avait été de quatre morts.
Illustration du climat de violence qui a accompagné cette journée : dans une vidéo tournée le jour même, un participant à cette tentative de coup d’État, Trevor Hallgren, lançait qu’il n’y a « pas d’échappatoire pour Pelosi, Schumer, Nadler [des élu·es démocrates – ndlr] ». « Nous venons pour vous éliminer. Pour vous sortir en vous tirant par les cheveux », précisait-il. Faut-il rappeler que la transition pacifique du pouvoir est un critère fondamental pour une société démocratique ?
Par ailleurs, Charlie Kirk n’était pas un héraut immaculé de la liberté d’expression. Il est aujourd’hui présenté comme un champion de celle-ci parce qu’il organisait des tournées dans les campus pour débattre avec les étudiant·es – c’est d’ailleurs à l’occasion d’un de ces événements qu’il a été assassiné. Mais c’est oublier un autre pan de son activisme, aux relents maccarthystes, qui consistait à réduire au silence celles et ceux qui ne pensaient pas comme lui.
Cas de harcèlement
Ainsi, son organisation Turning Point USA avait mis en place en 2016 un système de dénonciation de professeur·es d’université, dont la plupart des victimes étaient noir·es. Sur un site internet, était dressée une liste de celles et ceux accusé·es de promouvoir « la propagande de gauche dans les salles de classe ». Les personnes en question se trouvaient aussitôt ciblées par des campagnes numériques de haine. (...)
courriels reçus « du type “J’espère que tu mourras”, des choses folles et horribles », ou d’un message comme « Espèce de salope folle, j’espère que tu vas mourir ». (...)
La liberté d’expression, dans laquelle se drapent l’extrême droite française et ses idiots utiles à la suite de l’assassinat de Kirk, n’est pas absolue. Au-delà de ses limites légales de ce côté-ci de l’Atlantique, qui excluent les incitations à la haine et les propos révisionnistes, on peut estimer qu’elle ne mérite pas hommage lorsqu’elle est mise au service d’un agenda d’exclusion et de recul des droits, reposant sur une essentialisation des personnes.
En ce sens, on peut tranquillement assumer de ne pas être Charlie Kirk.
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– (Libération)
Aux Etats-Unis, l’extrême droite est impliquée dans 93 % des meurtres extrémistes
L’organisation Anti-Defamation League a recensé, depuis 2005, les meurtres ou séries de meurtres commis aux Etats-Unis par des membres de groupes extrémistes. Sur 20 ans, une très large majorité des meurtriers (347 sur 371) sont liés à des organisations d’extrême droite. Pour la majorité d’entre eux (262), il s’agit de suprémacistes blancs. Les autres sont principalement liés à la mouvance complotiste et anti-gouvernementale, comme les « citoyens souverains ». (...)
Sur cette même période, les meurtriers d’extrême gauche, au nombre de neuf, n’ont représenté qu’une minorité, ainsi que les islamistes (15). (...)