
Il y a près de soixante ans, la course à l’espace entre Washington et Moscou battait son plein. Arnaud Saint-Martin, sociologue et député, observe un emballement renouvelé de l’aventure spatiale. Dans son dernier livre, il s’est intéressé à la figure d’Elon Musk.
dArnaud Saint-Martin présente la particularité d’être le député le plus au fait des questions spatiales. Il a d’ailleurs présenté en mai, avec sa collègue du groupe Ensemble pour la République (EPR) Corinne Vignon, un rapport d’information consacré aux satellites, à l’issue d’une mission dite « flash ».
Avant d’être élu pour La France insoumise (LFI) en Seine-et-Marne, c’est comme chercheur au CNRS qu’il s’est intéressé à l’espace. Ce sociologue a publié l’année dernière Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, avec Irénée Régnauld (La Fabrique). Il poursuit aujourd’hui son analyse de l’astrocapitalisme dans son nouvel ouvrage, Les Astrocapitalistes. Toujours plus loin : conquérir, coloniser, exploiter (Payot).
L’un des personnages de son livre est bien évidemment Elon Musk, fondateur de SpaceX. Musk a quitté la Maison-Blanche à l’issue d’une mission catastrophique au sein du département de l’efficacité gouvernementale (Doge), s’est affronté violemment, par réseaux sociaux interposés, à Donald Trump avant de présenter ses excuses à ce dernier en expliquant « être allé trop loin » dans ses critiques.
Obsédé par la colonisation de Mars, l’homme le plus riche du monde avait expliqué vouloir se consacrer notamment à ses affaires spatiales. Mais jeudi 5 juin, Musk et le président des États-Unis se sont violemment affrontés par l’entremise de leurs réseaux sociaux. Trump a même menacé de résilier les contrats des entreprises de Musk, notamment SpaceX, avec le gouvernement. Selon le New York Times, en 2024, ses sociétés se sont vu promettre une centaine de contrats avec dix-sept agences gouvernementales pour un montant de 3 milliards de dollars. (...)
Mediapart : En quoi Elon Musk est-il le symbole de ce que vous nommez astrocapitalisme ?
Arnaud Saint-Martin : Tout d’abord, je dois préciser que le concept d’astrocapitalisme se veut critique et me permet de mettre à distance et de déconstruire les catégories à l’aide desquelles les professionnels du spatial, y compris les commentateurs, envisagent les transformations de l’économie du secteur. Il a ainsi vocation à expliquer les conditions de banalisation et de déploiement d’une certaine vision de l’économie du spatial, très politique, souvent résumée par l’expression « New Space ».
Cette dernière a été propagée, notamment par des libertariens, dans les années 1980 et 1990, afin de rallumer la flamme de l’expérience Apollo, qui avait permis d’envoyer des hommes sur la Lune, avec cependant l’idée de la relancer par l’entremise du marché et d’un capitalisme débridé. Le terme « astrocapitalisme » permet de caractériser cette séquence de l’histoire spatiale qui voit l’intensification de la prospection marchande dans l’espace, ce qui offre au capitalisme contemporain une nouvelle source de profit et d’accumulation, que ce soit dans les secteurs des télécoms, du transport spatial, de l’imagerie terrestre, du GPS dans sa version marchande… (...)
Elon Musk incarne jusqu’à la caricature cet idéal astrocapitaliste. Il représente cette figure d’entrepreneur ayant une vision et mettant en œuvre un modèle organisationnel qui a fait florès et qui inspire beaucoup : celui de « l’intégration verticale », qui cherche à tout contrôler sous le même toit. Il avait cours encore dans les années 1950-1960 dans l’industrie, mais avait été un peu oublié. Elon Musk l’a actualisé de manière très agressive en investissant d’abord dans les lanceurs et le transport spatial. C’est son business le plus connu et il l’a commencé avec Falcon 1, un lanceur léger, suivi par ses premiers contrats avec la Nasa.
Là où il a surpris, c’est quand il s’est intéressé aux satellites, qui constituent l’autre créneau important de l’industrie spatiale. Il a ainsi développé Starlink à une vitesse foudroyante, s’imposant en quelques années comme le premier opérateur au monde. Il est désormais présent du transport au satellite. Mais aussi dans les services avec Starlink et son pendant militaire Starshield, qui lui permet de bénéficier d’un contrat de 2 milliards de dollars avec le Pentagone, même s’il est entouré d’une grande opacité.
Il a littéralement écrasé la concurrence, qui a deux choix aujourd’hui : soit le regarder faire, soit essayer de suivre, mais en ayant énormément de retard accumulé. (...)
Il faut souligner qu’il s’agit d’un astrocapitalisme d’État, car Musk ne peut pas fonctionner sans les fonds de l’État fédéral et de l’armée, ni sans toutes les autorisations du département d’État. Nous assistons donc à une construction hybride du privé et du public. (...)
Cette petite constellation de satellites d’observation, lancée par des anciens de Stanford, est rachetée en 2014 pour 500 millions de dollars par Google, qui la rebaptise Terra Bella. Google s’intéresse aussi aux télécoms et à l’internet spatial. 2015 est à cet égard un moment important, car Google injecte 1 milliard dans le capital de SpaceX.
On voit donc la convergence entre le capitalisme de plateforme numérique et cet astrocapitalisme qui déploie des infrastructures en orbite. Il faut quand même souligner que les télécoms ont toujours constitué une poule aux œufs d’or, ce qui explique que beaucoup d’opérateurs coexistent avec les entreprises de Big Tech californiennes.
Autre point important, il existe tout un ensemble de marchés ultra-spéculatifs. On sait que le retour sur investissement ne se réalisera pas tout de suite, mais cela participe de cet emballement et de l’effervescence autour de la construction d’une promesse. Ainsi, dans les années 2010, de nombreuses start-up se sont engouffrées dans le mirage de l’exploitation minière des astéroïdes. La plupart ont disparu. (...)
Cet astrocapitalisme est-il limité aux États-Unis ?
Non, il existe aussi ailleurs. Par exemple en Chine. C’est ce que montre le travail de Lucie Sénéchal-Perrouault, qui vient de soutenir sa thèse sur le spatial commercial chinois.
Il y a tout un secteur qui se structure comme aux États-Unis, avec à la fois des financements publics et des entreprises privées. Il existe aussi des opérateurs de constellations, qui proposent des services satellitaires, en imagerie terrestre, mais aussi et surtout en télécoms. (...)
Côté français, on a tendance à l’oublier, mais dès les années 1970, l’idée de faire émerger des marchés de l’espace est complètement banale et même portée par le Cnes [Centre national d’études spatiales – ndlr], un établissement public à caractère industriel et commercial. Cela est passé par le secteur stratégique du transport sur lequel la France est performante avec la réussite d’Arianespace, une filiale du Cnes, dès les années 1970-80. Ariane 4 puis 5 sont conçues pour répondre aux besoins des opérateurs de télécoms.
Un autre secteur stratégique est celui de l’imagerie terrestre. (...)
En France, l’astrocapitalisme d’État classique est aussi percuté par de nouveaux modèles qui prônent l’agilité des business risqués autour des microsatellites, de l’Internet des objets, de l’Internet spatial, etc. En 2020, Bercy récupère le spatial et le Cnes, qui échappe au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le volet spatial du plan France 2030 est doté de 1,5 milliard d’euros.
Aujourd’hui, on en est un peu sortis. Un nouveau partage s’est mis en place, de manière non officielle, entre l’industrie et la recherche. Emmanuel Macron a commandé à François Bayrou une stratégie spatiale nationale jusqu’à 2040 qui va être présentée au Salon du Bourget, qui débute le 16 juin. J’ai été auditionné d’ailleurs à deux reprises à Matignon en tant que député spécialisé dans les questions spatiales et corapporteur de la mission d’information sur les satellites.
On s’intéresse enfin politiquement à cette question, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent, parce que la politique spatiale, y compris sur les affaires économiques et industrielles, restait une affaire d’experts avec de nombreux conflits d’intérêts.