
Au vu des catastrophes répétées qui font l’actualité de notre quotidien informé-désinformé, il est impossible, même en étant distrait, de ne pas constater que le capitalisme à son stade néolibéral globalisé actuel, et les États qui le servent, sont désormais lancés dans une sorte de fuite en avant effrénée vers ce que le sociologue états-unien William I. Robinson [1] appelle « une économie de guerre mondiale permanente [qui s’appuie] de plus en plus sur l’investissement dans des systèmes transnationaux de contrôle social, de répression et de guerre pour continuer de réaliser des profits dans un contexte de stagnation chronique et de baisse progressive du taux de profit » [2]. À le lire, on apprend, par exemple, que cette tendance, lourde, aurait pris de l’ampleur à partir du 11 septembre 2001, date à partir de laquelle le budget du Pentagone aurait augmenté de 91 % entre 2001 et 2011 et les profits des industries d’armement presque doublé. Cette courbe exponentielle de l’industrie de l’armement n’a fait que croître à la faveur de la guerre d’annexion de l’Ukraine par Poutine et du choix occidental de réarmer Zelenski, mais aussi – et comment ! – de l’inconditionnalité du choix de soutenir, au lendemain du massacre du 7 octobre 2023, les folles aspirations guerrières d’Israël au règlement définitif de la question palestinienne et un peu plus.
Mais il y a davantage, nous dit William I. Robinson. Partout dans le monde, nous assistons à une accumulation de milices, de polices et d’armées privées dépendant d’entreprises, mais pilotées par des États, ce qui, à la louche, ferait qu’il y aurait, aujourd’hui, 15 millions de soldats mercenaires travaillant pour la sphère dite privée (le groupe russe Wagner, l’états-unien Academi, anciennement Blackwater, le britannique G4S et tant d’autres). Il y aurait de même 20 millions de policiers privés, c’est-à-dire ne répondant à d’autre loi que celle de l’offre et de la demande. Le marché des systèmes dits « anti-émeutes » représenterait 500 milliards de dollars pour parer aux manifestations civiles de révolte contre la misère et la faim. Une industrie du désastre, en somme, s’est mise en place, qui parie sur le désastre en le créant pour accumuler du capital. L’indécence dans toute sa splendeur dans un monde se vautrant dans un Viva la muerte ! qui pourrait faire slogan publicitaire après avoir été cri de ralliement fasciste, en 1936, pendant la guerre d’Espagne.
Il n’est pas besoin, en effet, d’être un génie de la prédiction pour comprendre que, indépendamment des impératifs géopolitiques qui les sous-tendent et les justifient, les guerres, comme le dit William I. Robinson, sont « une formidable opportunité pour les circuits d’accumulation (capitaliste) transnationaux des entreprises multinationales ». Car elles détruisent sans fin ce qu’il faudra reconstruire infiniment. Il suffit d’être au monde et de ce monde, comme ce consultant d’entreprises militaires états-uniennes, cité par William I. Robinson, qui, peu après l’invasion russe de l’Ukraine, déclara que « les jours heureux [étaient] de retour » ou encore comme ce consultant de Goldman Sachs qui, dans les premiers jours de l’offensive sur Gaza par l’armée israélienne, laissa parler son cœur blindé : « Ce qui se passe, c’est bon pour notre portefeuille ». (...)
ce n’est pas faire un pari hasardeux que d’avancer que, dans le cadre de la guerre d’annexion de l’Ukraine par la Russie, la sympathie pour l’assiégé aurait gagné à ne pas omettre de rappeler, ainsi que le pointe William I. Robinson, que « l’expansion de l’OTAN dirigée par les États-Unis jusqu’à la porte de la Russie, son rejet de la tentative de Moscou de forger une alliance entre elle et l’Occident, ont généré un climat qui a poussé la Russie à envahir l’Ukraine ». Et encore qu’un rapport publié en 2019 par le centre d’études de la Rand Corporation indiquait que l’objectif des États-Unis devait être de provoquer la Russie à la faute en « [déployant] des efforts militaires et économiques excessifs ». En d’autres termes, de la déséquilibrer en la poussant au crime. C’est chose faite. Et tant pis pour les populations civiles ukrainiennes et russes qui morflent.
À propos de l’offensive ravageuse menée par Israël contre les Palestiniens, William I. Robinson n’hésite pas un seul instant à la qualifier de « génocidaire », mais en précisant utilement que, sans le soutien actif des États-Unis, de l’Allemagne, du Royaume-Uni et plus généralement de l’Union européenne, qui le sponsorisent, le crime n’aurait pas pu avoir lieu. Là où son analyse se révèle particulièrement intéressante, c’est quand il lie le sort du « prolétariat palestinien », celui de Gaza en particulier, à celui des déplacés, expulsés et exclus du monde entier, ces populations que le capitalisme mondialisé juge en surplus, excédentaires, leur existence entravant, ici, le clair projet colonial israélien – ce qui, en parallèle, se passe en Cisjordanie l’atteste – et, partout ailleurs, le besoin infini d’expansion du capital. (...)
Warren Buffet avait donc raison quand il déclarait, en 2005, sur la chaîne CNN : « Il y a une lutte des classes, bien sûr, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre. Et nous gagnons. » La guerre, le mot est aussi juste que le constat. Mais si elle gagne, sa sinistre et cynique classe, c’est dans un monde où des milliards de personnes luttent continuellement pour la survie, où l’insécurité et l’anxiété sociales deviennent structurelles, où les États constitués sont infiniment confrontés à des crises de légitimité, où la quête continuelle de boucs émissaires participe d’une même saloperie morale légitimant, pour que prospère l’accumulation capitaliste, l’arrivée au pouvoir d’une extrême droite qui non seulement ne lui mettra jamais de bâtons dans les roues, mais saura se débarrasser des surnuméraires, comme elle l’a déjà prouvé dans l’histoire. Et amplement. (...)
Cet effondrement éthique, culturel, sensible, économique, écologique et politique qui caractérise cette basse époque fait du monde une poudrière de moins en moins régulable parce que gérée – ce mot est bien celui qui convient – par des docteurs Folamour de l’Économie de l’accumulation et des criminels de guerre avérées ou potentiels. Sans risque de se tromper, on peut donc dire, en paraphrasant le vieux Jaurès, que le capitalisme à son stade actuel de mondialisation porte toujours en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.
Meilleurs vœux de survie à toutes et tous, en attendant mieux.
Car le monde doit changer de base. Radicalement.
Et un grand merci à William I. Robinson pour ses lumières. (...)