Malgré des parcours différents, Aminata, Halima, Habib et Nader subissent tous le même traitement de la part de l’administration : entre OQTF à répétition et impossibilité de régulariser leur situation, ils se disent « épuisés ». Il aura fallu une grève de la faim pour que Nader obtienne un récépissé.
Habib a arrêté de compter. « Au moins six », dit-il en référence aux OQTF (obligations de quitter le territoire français) qu’il a reçues depuis son arrivée en France, en 2014. Dans les locaux de l’association A4 au sein de laquelle il est salarié, dans le XIXe arrondissement de Paris, il tente de garder le sourire. Mais il admet ne pas parvenir à comprendre le traitement qui lui est infligé en France. Au départ, il espérait rejoindre le Royaume-Uni en passant par Calais, car « pour les Soudanais, l’Angleterre accueille mieux que la France, et il y a aussi la langue ».
Il reçoit sa toute première OQTF lors d’un contrôle à Marseille, après avoir traversé la Méditerranée depuis la Libye, via l’Italie. « Les policiers m’ont demandé si j’avais fait une demande d’asile, j’ai dit non. » L’homme gagne la capitale, où il survit à la rue dans les campements de fortune, porte de la Chapelle, durant deux mois, avant de rejoindre le Calaisis. Mais après six mois d’errance et « l’envie de vivre dignement », il songe à rester en France. « J’ai rejoint la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avec des militants. J’ai ensuite fait une demande d’asile. »
Celle-ci est rejetée. Son recours, déposé auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), l’est lui aussi. Une OQTF de la préfecture de Loire-Atlantique tombe dans la foulée, en 2015. Deux autres suivent lorsqu’il formule des demandes de réexamen depuis Angers (Maine-et-Loire), où il est alors installé. Lorsqu’il tente une demande de régularisation (admission exceptionnelle au séjour, AES dans le jargon) sur le critère du travail – il est alors employé dans un atelier d’artisanat –, celle-ci est aussi rejetée. Nouvelle OQTF.
« J’ai déménagé à Paris où j’ai rencontré une Française, avec qui je me suis pacsé en 2022 après un an de vie commune », relate-t-il dans un français parfait. Habib tente une demande de titre de séjour « vie privée et familiale » auprès de la préfecture de Seine-Saint-Denis en 2023. Mais là encore, il essuie un refus. « On nous a dit qu’il fallait trois ans de vie commune. » Le rejet de sa demande est doublé d’une OQTF. Depuis octobre 2022, il travaille pour l’association A4, spécialisée dans l’agriculture et l’inclusion. Mais « il s’agit d’un travail social » qui n’entre pas dans les métiers en tension permettant d’être régularisé par la loi Darmanin.
L’impasse
L’été dernier, au vu de la situation dramatique au Soudan, Habib a formulé une nouvelle demande de réexamen pour l’asile. Mais à peine arrivé à la CNDA, il dit s’être senti rejeté. « La première question qu’on m’a posée était : “Pourquoi vous êtes toujours en France ?” Ça m’a contrarié », confie-t-il. « Vous voulez que j’aille où ? C’est la guerre dans mon pays, j’ai toute ma vie ici », lance-t-il à l’adresse des juges. « Elles m’ont accusé de leur parler mal parce qu’elles sont des femmes. » Il maintient qu’il n’y a « aucun rapport » avec ça : il n’en veut à personne en particulier mais à « un système ». (...)
L’exil est déjà difficile à vivre avec des papiers. « Alors imaginez en étant déshumanisé et non reconnu par l’État. Ça épuise moralement. » En France, « il faut un bout de papier pour tout » : avoir un logement, la Sécurité sociale, le permis, une « vie digne ». Sa dernière demande a été rejetée et Habib a reçu une OQTF, que son avocate conteste en justice.
Interrogé sur cette politique de l’impasse, le ministère de l’intérieur fait valoir que « le droit au séjour dans l’UE et en France n’est pas absolu » et que l’examen du droit au séjour « est individuel pour chacune des personnes qui le sollicitent ». « Des voies de migration légale existent et permettent à des ressortissants étrangers d’entrer et de séjourner en France pour divers motifs », comme les quelque 4,3 millions d’étrangers et étrangères disposant d’un titre au 31 décembre 2024. Il ajoute que l’OQTF est une décision découlant d’une absence de droit au séjour, pour laquelle des recours existent.
Dossiers qui s’accumulent (...)
Les sans-papiers portent mal leur nom : personne n’accumule autant de paperasse. (...)
« Je faisais des crises d’angoisse, je pensais au suicide », avoue Halima, qui a transité par cinq gymnases depuis qu’elle a été mise à la porte, en mars, de la chambre de 7 mètres carrés qu’elle occupait sans bail dans le XVIe arrondissement.
« Halima avait peur d’aller au commissariat, explique Bchira, d’être arrêtée ou qu’on ne la croie pas. » L’association Droit au logement lui a fait un courrier de soutien, l’aidant à porter plainte contre la propriétaire. Elle a depuis connu la nuit sous les tentes à Paris, puis les lits de camp dans les gymnases. « J’ai dû dormir là après m’être fait opérer de l’épaule en juillet. » (...)
Son accident du travail – une chute dans l’escalier alors qu’elle passait l’aspirateur dans un immeuble – lui a valu une hernie discale, des disques abîmés et une déchirure de 12 millimètres à l’épaule. « J’ai crié et appelé mon chef, mais il n’est pas venu. J’ai repris mes esprits et continué à travailler. Quand je l’ai vu plus tard, il n’a pas proposé de m’emmener à l’hôpital. J’ai traîné la douleur quatre mois avant de consulter. » Elle est aujourd’hui installée dans un « sas » du XIIIe, un centre de mise à l’abri temporaire au sein duquel elle partage une chambre avec d’autres familles. Des tensions éclatent parfois.
Bchira fait la moue en l’écoutant. « C’est une accumulation de violences, administratives, économiques, sociales, psychologiques. La violence institutionnelle déclenche tout le reste. » Un titre de séjour aurait pu protéger Halima de tout ça, insiste celle qui l’a connue peu avant la marche nationale des sans-papiers de 2020, avant d’y prendre part ensemble. (...)
Il y a urgence, alerte son amie Bchira, qui a aussi soutenu le jeune cinéaste Nader Ayache, dont la grève de la faim devant le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) à Paris a permis l’obtention d’un récépissé de trois mois, mercredi 3 décembre.
Grève de la faim
« Je suis au 19e jour », lançait-il lorsque nous le retrouvions dans sa tente, posée sur le trottoir, aux côtés d’une banderole donnant le ton : « Réalisateur en grève de la faim pour un titre de séjour ». Une bataille rappelant celle des quelque 456 sans-papiers en Belgique en 2021. « Je n’aurais jamais cru en arriver là. Mais si ça peut les mettre face à leurs contradictions… » Sa grève de la faim est « un geste politique et militant », visant à mettre en lumière une « goutte d’eau » dans le déluge d’OQTF délivrées chaque année. « J’ai mis du temps à dire que j’étais concerné. Mais il n’y a aucune honte à ça. »
Nader Ayache dénonce lui aussi la violence institutionnelle, mais aussi médiatique, qui contribue à la « diabolisation » des étrangers et étrangères visé·es par cette mesure. (...)
« J’ai tenté de m’exprimer par toutes les voies légales », reprend Nader. Maintenant, « ras le bol ». La visibilité qu’il a obtenue avec sa mobilisation a permis de débloquer son compte sur l’Anef (Administration numérique pour les étrangers en France). Une demande de titre « vie privée et familiale », motivée par son mariage avec une Française, y a été déposée le 27 novembre 2025. Le CNC a aussi adressé un courrier aux autorités pour attester de son parcours cinématographique.
Sollicitées, les préfectures de Paris et de la Seine-Saint-Denis ne nous ont pas répondu. Malgré l’issue positive de sa lutte, Nader appelle à se mobiliser pour la grève générale lancée le 18 décembre, à l’occasion de la journée internationale des migrants. « Ce pays ne marche pas sans immigré·es. Il n’existe pas sans l’immigration et en bénéficie à tous points de vue. Ce n’est pas l’immigration qui le détruit, ce sont les politiques menées, le racisme et l’injustice », lit-on dans l’appel. Aminata, Halima, Habib et Nader en sont l’illustration.