
Une étude publiée dans le « Lancet » dénombre une augmentation en France des cas de cette vieille « maladie des marins » causée par une carence profonde et prolongée en vitamine C. Les soignants pointent la précarité accrue des familles depuis la pandémie et des habitudes alimentaires déséquilibrées.
(...) Ce cas d’une pathologie qu’on pensait disparue en France, ou alors croisée, rarement, chez des personnes très isolées, pourrait sembler exceptionnel. Il n’est que le second scorbut diagnostiqué par l’équipe nîmoise en deux ans. Mais d’autres pédiatres, ailleurs en France voire au Royaume-Uni ou en Suisse, ont rapporté des cas similaires ces dernières années. Et plusieurs ont même la sensation d’en voir davantage. A tel point que des pédiatres de l’hôpital Robert-Debré (Paris) ont décidé de chiffrer le phénomène. En s’appuyant sur la base « Programme de médicalisation des systèmes d’information » (PMSI), qui regroupe l’ensemble des données sur les hospitalisations en France, ils ont dénombré 888 enfants hospitalisés pour scorbut (selon leur taux de vitamine C) entre janvier 2015 et novembre 2023. La tendance s’accélère même, avec une hausse cumulée de 34,5 % après mars 2020 – passant d’une augmentation de 0,01 % par mois avant cette date à près de 2 %. L’augmentation la plus nette (200 % entre mars 2020 et novembre 2023) se retrouve chez les 5 à 10 ans. La malnutrition sévère s’est accrue de 20 % sur cette même période post-Covid.
« Ces données sont inquiétantes » (...)
La précarité s’est aggravée depuis la pandémie : des infirmières nous signalent de plus en plus souvent des familles qui n’ont pas mangé faute de moyens. » Or le scorbut est souvent lié aux difficultés socio-économiques. Puisque le corps ne peut pas produire de vitamine C, essentielle au bon fonctionnement de l’organisme, elle doit être apportée de l’extérieur, normalement par l’alimentation. On la retrouve dans les agrumes, les pommes de terre, les épinards, les choux… Pour que de premiers signes de scorbut apparaissent, il faut ingérer moins de 10 mg de vitamine C par jour pendant un à trois mois – une orange en contient 80 à 100. Les enfants dans un état avancé n’en absorbent donc plus depuis des mois, voire des années. (...)
Des pédiatres alertent sur la résurgence du scorbut : « Ce n’est pas négligeable pour une maladie qu’on pensait disparue » (...)
Parmi les enfants hospitalisés pour scorbut après mars 2020, 22,6 % souffraient d’une malnutrition sévère. Près de 6 % présentaient un trouble autistique et 5 % une anorexie, pathologies qui peuvent aussi expliquer une mauvaise nutrition. Mais si l’étude constate des corrélations, elle reste prudente sur les explications précises du phénomène.
« Des pâtes et des Danette »
Les médecins interrogés par Libé conviennent que le prix des aliments détermine certainement la qualité des repas chez les familles les plus précaires, mais ils citent aussi les habitudes alimentaires anormales qu’ils retrouvent chez leurs petits patients, quels que soient leurs revenus. (...)
« Ce n’est pas négligeable pour une maladie qu’on croyait disparue, remarque Eric Jeziorski. Des enfants qui ne veulent manger que des pâtes, ce n’est pas nouveau, mais il y a peut-être moins d’éducation à l’alimentation [en raison de] la possibilité de se nourrir avec des produits transformés en esquivant les fruits et légumes. »
« Il faut y penser »
Le pédiatre insiste aussi sur la sensibilisation des soignants : « Pour diagnostiquer le scorbut, il suffit d’un dosage en vitamine C. C’est facile à faire, mais il faut y penser. » Il faut dire que les signes ne sont pas spécifiques et vont rarement jusqu’aux pertes de dents : les médecins envisagent donc souvent, avant, d’autres affections. « Pour un nourrisson avec des fractures, on avait même pensé à des violences intrafamiliales », se souvient Julie Barthelet. « Penser au scorbut peut aussi économiser des examens invasifs inutiles, comme des biopsies », note Tu-Anh Tran, leur confrère de Nîmes.
C’est tout le sens de l’alerte qu’entendent lancer Ulrich Meinzer et ses collaborateurs avec leur étude : « Ce n’est pas une explosion des cas comme peut l’être une épidémie de bronchiolite, mais si on ne fait rien, le phénomène va perdurer voire s’accentuer, insiste le professeur parisien. Il faut une réponse rapide : favoriser l’accès à des produits de qualité, une meilleure éducation alimentaire, plus de formation des soignants dans la prévention et la détection des carences… » D’autant que le scorbut n’est que la présentation extrême d’une alimentation déséquilibrée. Laquelle expose aussi les enfants à d’autres maladies, entre obésité, diabète, retard de croissance voire système immunitaire affaibli.