J’ai été sollicité, il y a quelques jours, pour rendre visite à un jeune exilé palestinien détenu depuis un mois au centre fermé de Steenokkerzeel (127 bis), après avoir été arrêté à la sortie d’un rassemblement en soutien à la Palestine sur la place de la Bourse, en plein centre de Bruxelles. Cette demande m’a explicitement été adressée en tant que chercheur en sciences sociales travaillant sur les dispositifs (anti-)migratoires. La visite visait à documenter non seulement son parcours et les raisons de son arrestation, mais aussi les conditions concrètes de détention dans l’un des espaces centraux de la politique de contrôle des étrangers en Belgique.
Le centre 127 bis de Steenokkerzeel n’est pas simplement une architecture carcérale, il est littéralement un dispositif, c’est-à-dire un agencement de pratiques, de discours et de techniques destiné à rendre visible, contrôlable et gouvernable une certaine population – les étrangers, les sans-papiers, les indésirables. Posé au milieu de nulle part, implanté en lisière de l’aéroport de Zaventem, le complexe est pris en étau entre le tarmac, la nationale et les champs vides. Le va-et-vient des avions qui décollent et atterrissent rythme en continu le paysage sonore, rappel ironique d’une liberté de circuler réservée à d’autres, mais aussi écho permanent de la menace d’une expulsion imminente.
Je connais évidemment ces espaces depuis plusieurs années, en tous cas en théorie : je les ai étudiés, analysés dans certaines de mes recherches. J’y ai aussi manifesté des dizaines de fois, crié ma rage devant leurs grilles, attendu avec d’autres que des silhouettes apparaissent aux fenêtres. (...)
On n’entre pas dans un centre fermé : on s’y dissout, étape par étape, même en tant que visiteur. Trois couches de barrières, des cartes d’identité à présenter, un détecteur de métal, l’interdiction de tout téléphone ou stylo. Sorte de rite d’humiliation inversée, où le visiteur se soumet à une discipline d’accès, une réduction de ses capacités d’observation, d’écriture, de mémoire. C’est un espace qui neutralise, avant même le contact, toute possibilité de regard libre.
Ce jour-là, trois visités pour cinq visiteurs. La salle de visite, un container d’environ soixante mètres carrés, condense la logique panoptique de l’institution. Quatre caméras, deux gardiens. Les visiteurs sont assis d’un côté de la table, tournant le dos aux gardiens ; les personnes détenues, elles, leur font face, les ont en permanence dans leur champ de vision – rappel muet de la hiérarchie des corps et des regards. Une longueur de table comme frontière administrative. Une atmosphère étouffée, comme si l’air lui-même était surveillé. Tout y est agencé pour prévenir toute intimité, toute complicité possible, toute circulation affective (...)
Ce dispositif spatial n’organise pas seulement la surveillance, il produit une asymétrie morale. Le visité devient l’objet d’une parole qui doit se tenir bas, à l’écart, sous le regard du pouvoir. Le visiteur, réduit à la discrétion, devient malgré lui partie prenante de ce théâtre du contrôle. (...)
« Ce n’est pas une prison », dit-on souvent pour euphémiser. Cette phrase est au moins exacte sur un point : dans les « camps pour étrangers » – les mots sont froids, mais la violence est brûlante – on enferme sans jugement, sans terme défini et sans horizon. Une machine à suspendre le temps, à hypothétiser l’avenir. L’attente est sa principale technique de domination ; une temporalité sans fin, indéfiniment prorogeable, sans cadre judiciaire, sans issue claire. (...)
Comme beaucoup d’autres, H. est ce qu’on appelle un dubliné : menacé d’expulsion vers la Grèce, pays où ses empreintes ont été enregistrées. Un pays où il ne connaît plus personne, où il n’a jamais eu de foyer, et dont il garde le souvenir de la violence, de la tromperie, du racisme ordinaire. Mais lui n’a aucune intention d’y retourner. Il le dit sans détour : ce qu’il veut, c’est rester ici. Ici où il travaille, où il aime, où il se projette. L’expulsion serait moins un retour qu’un déracinement imposé. Il ne demande pas l’exception, il demande simplement de pouvoir rester là où il vit déjà. H. est ici, H. est d’ici ! (...)
À ma sortie du centre, je croyais éprouver de la colère. C’est plutôt un sentiment de honte qui domine. Non pas une honte abstraite ou morale, mais une honte politique : celle d’appartenir à une société qui produit et administre ce genre d’espaces, en toute connaissance des causes et des effets mortifères. Une société qui a fabriqué ça (...)
Face à cette machinerie froide, que reste-t-il ? Peut-être, comme toujours, le cri – celui qu’on pousse devant les portes de la honte, lors des manifestations. Peut-être aussi la nécessité d’écrire, de témoigner, de documenter cette banalité de la violence administrative. Mais au-delà de la dénonciation, il faut penser la continuité entre ces espaces d’enfermement et l’ensemble du système migratoire. Les centres fermés ne sont pas des exceptions, ce sont les points culminants d’une politique ordinaire de tri, d’exclusion, de dissuasion. (...)
On peut enfin, plus simplement, affirmer que cette mécanique nécropolitique n’est pas une fatalité, et rappeler des mots simples : Papiers pour tous. Destruction des centres fermés. Liberté de circulation.
Ce ne sont pas des slogans naïfs. Ce sont quelques antidotes à la honte qu’on éprouve aux abords d’un centre fermé.
Liberté pour H.. Liberté pour tous les enfermés !
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– (RTL .be)
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