
Cette question, qui préoccupait déjà le philosophe antique Plutarque, Jacob Rogozinski, dans un essai remuant intitulé « Inhospitalité », fanal dans la tempête que nous traversons, s’efforce d’y répondre sur la base d’une « cosmopolitique » de la chair qui nous livre plusieurs clés pour démonter les verrous de nos portes.
(...) Paru aux éditions du Cerf, Inhospitalité, qu’on ne s’y trompe pas, est un livre de « combat pour l’hospitalité ». Il ne s’adresse évidemment pas aux fanatiques de la « remigration », mais à celles et ceux qui se pensent hospitaliers sans se préoccuper de rendre nos sociétés démocratiques hospitalières.
Il s’adresse aussi aux personnes momentanément captives de peurs profondes et anciennes, de celles que les télévangélistes de l’état de siège se plaisent à ranimer, adossant leur projet de nation ethnique homogène au Grand Guignol d’un roman national contre-révolutionnaire et à un mésusage des frontières. Ce combat pour l’hospitalité se conçoit comme une « enquête » sur les dispositifs d’inhospitalité personnels ou institutionnels qui visent l’Autre, étranger du dehors comme du dedans, en alliant « déni d’existence » et « déni de reconnaissance ». (...)
Jacob Rogozinski rappelle d’abord, quelques chiffres à l’appui, l’inanité hallucinatoire du tableau de la « submersion » migratoire et du « grand remplacement ».
La plupart des 3 % de migrant·es de la population mondiale ne tentent pas le voyage vers l’Europe. (...)
La France fait du reste partie des pays d’Europe de l’Ouest les moins accueillants aux migrant·es.
Nous ajouterons qu’en dépit des confusions et amalgames savamment entretenus par les extrêmes droites, à côté des migrant·es, les demandeurs et demandeuses d’asile, ainsi que les réfugié·es (« réfugié·e » est un statut de protection relevant du droit international – pour le distinguo, voir ici), continuent de bénéficier dans les opinions publiques d’un relatif état de grâce hospitalière. (...)
De l’hospitalité inconditionnelle à l’hospitalité « cosmopolitique »
Jacob Rogozinski se donne deux guides principaux en la matière, les philosophes Jacques Derrida et Emmanuel Kant. Le premier, très influencé par l’éthique de l’accueil, intransigeante, du philosophe Emmanuel Levinas, rejette toute forme d’hospitalité sélective qui dicterait ses conditions, ainsi que toute exigence de réciprocité, qui relèverait du calcul d’intérêt et par laquelle l’hospitalité se dénoncerait comme une imposture. (...)
Si Derrida a raison d’appuyer sur le désintéressement pour lutter contre les effets pervers d’une hospitalité inquisitoire et conditionnée, « il a tort, explique Jacob Rogozinski, de situer ce principe sur le plan de l’éthique, au lieu de chercher sur le plan de la politique et du droit l’idéal régulateur qui éviterait aux dispositifs d’hospitalité de s’assujettir aux impératifs des États ». C’est sur ce dernier plan que se situe Emmanuel Kant, phare moral des Lumières européennes.
L’hospitalité kantienne s’énonce ainsi : « le droit qu’a tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive ». (...)
Principale conséquence de cette approche, selon Jacob Rogozinski : « Être né ici n’implique pas d’être “d’ici” : personne n’est “de souche”, aucun homme n’a plus qu’un autre le droit d’être là où il se trouve. Paradoxalement, le droit d’être ici s’oppose à l’illusion d’un enracinement dans une terre natale. [Kant] nous invite à nous souvenir que nous sommes tous des étrangers sur la Terre. » (...)
Déconstruire la nation et accepter l’autre en soi
Déconstruire n’est pas détruire mais déployer la généalogie et les mécanismes d’un objet. C’est ce à quoi s’attelle Jacob Rogozinski avec le concept de nation, d’apparition récente dans son acception moderne (XVIIIe siècle), qui articule les notions de peuple, de souveraineté et de territoire.
Il rappelle qu’au sens de la Constitution de 1793, que nos « républicains » autoproclamés actuels ont visiblement négligé de relire, il s’agissait d’abord d’une communauté de citoyens égaux, et non d’un peuple-race, formant le vœu d’une fraternité universelle (...)
une communauté démocratique, dans laquelle tous les organes entendent être des sujets politiques à part entière, ne peut que se désincorporer pour poursuivre son émancipation, ainsi que l’a remarqué le penseur Claude Lefort. Une démocratie hospitalière à l’élément externe signale ainsi sa propre vitalité interne et voit dans les frontières un lieu d’apprentissage et de mise à l’épreuve de la construction démocratique. « Ce qui déconstruit les nations et leurs frontières, écrit Jacob Rogozinski, qui imagine la création d’un Parlement des migrants et d’une citoyenneté européenne, c’est le devenir-monde de la démocratie. » (...)
Les « pathologies de l’enveloppe », auxquelles ressortissent la schizophrénie et la paranoïa, mais aussi la xénophobie ou phobie de l’autre, reposent sur ce fantasme d’une peau barrière contre le risque de déstabilisation et de morcellement du moi. Là où nous devrions plutôt voir une peau interface, lieu de rencontre entre cet autre moi hors de moi, à la fois proche et lointain, et cet autre en moi, image-miroir et souvenir de ce que j’ai été moi-même dans le ventre de ma mère pour elle.
Et si la xénophobie, à sa source, à sa racine, était une « auto-phobie, un sentiment de rejet qui me vise moi-même, s’en prend à ce qu’il y a d’étranger en moi avant de choisir pour cible un étranger au-dehors » ?
En français, le mot « hôte », de même que son étymon latin hospes, désigne aussi bien celui ou celle qui reçoit que celui ou celle qui est reçu·e, dans un flottement sémantique qui se joue des murs et des seuils. Il suggère une parenté charnelle radicale, par-delà son étrangeté, entre moi et l’autre, la réception se muant en entre-réception, scellée par les rituels, peau contre peau, d’une poignée de main, d’une accolade et/ou d’un repas de bienvenue (partager le pain, sens premier du compagnonnage).
Le sens de l’hospitalité est d’aller dans les deux sens. (...)
La résolution des dissonances cognitives qui nous minent, en ce qu’elle conduit à nouer une relation apaisée avec soi-même, avec sa propre part, irréductible, d’étrangeté, est le préalable, comprend-on à la lecture d’Inhospitalité, au déverrouillage de nos intérieurs et la meilleure défense contre les discours xénophobes, qui seuls méritent d’être tenus à distance sanitaire de nos sociétés démocratiques.
Faire bon accueil à l’étranger, à l’étrangère, est en plus un acte créateur et recréateur de soi et de son univers, « car l’étrangeté des étrangers est une promesse, celle de “l’élargissement du monde” dont parlait Husserl », souligne Jacob Rogozinski. Une idée, mieux, une éthique de vie que Marguerite Duras, interrogée à propos de sa pratique d’écrivaine, a exprimée magnifiquement dans cette formule ramassée autant que généreuse : « Je me fais confiance comme à un autre. »
Jacob Rogozinski, Inhospitalité, éditions du Cerf, coll. « La Parole et l’Écrit », 144 pages, 18 euros