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le vent se lève
Comment les sanctions économiques ont mis fin au « doux commerce »
#mondialisation #USA #sanctionseconomiques
Article mis en ligne le 13 mars 2024
dernière modification le 10 mars 2024

« Doux commerce » : l’expression date du XVIIIè siècle. Sous la plume de Montesquieu, elle renvoie au pouvoir pacificateur des échanges marchands ; plus récemment, elle a été mobilisée pour défendre les vertus de la mondialisation, pensée comme antidote aux conflits. Cette illusion a vécu. Les États-Unis, principaux promoteurs de la globalisation, en sont aujourd’hui les fossoyeurs. Et le dollar, présenté comme un moyen d’échange universel, est aujourd’hui transformé en arme de guerre. C’est ce que défendent les chercheurs Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire, un ouvrage dédié à ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines. Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

(...) En ciblant les « points d’étranglement » de l’économie mondiale, les États-Unis peuvent empêcher leurs rivaux – surtout la Chine – d’accéder aux technologies et aux ressources dont ils dépendent. Si cette arme a été largement couronnée de succès jusqu’à présent, elle incite à présent de nombreux pays à prendre des initiatives de dé-dollarisation.
Aux origines du système

Cet empire souterrain n’a pas été créé à dessein. Il s’est développé de manière spontanée, avant tout en réponse à la nécessité d’établir les connexions les plus rapides possibles entre les États-Unis et le reste du monde dans les domaines de l’internet, de la finance et de la chaîne d’approvisionnement. L’infrastructure de la mondialisation contemporaine a été construite à l’ère néolibérale et, en tant que telle, elle appartient au secteur privé. Mais ce sont en grande majorité des entreprises américaines qui en sont propriétaires, et une grande partie d’entre elles se trouve sur le sol américain.

Les câbles à fibres optiques qui parcourent les fonds marins sont essentiels pour assurer des télécommunications quasi instantanées à l’échelle mondiale. En 2002, plus de 99 % des câbles reliant deux continents passaient par les États-Unis. Le système de paiement supposément international SWIFT permet aux banques du monde entier d’effectuer des transactions en dollars, la monnaie de réserve mondiale. Mais bien qu’il soit basé en Belgique, ses data-centers résident en Virginie du Nord, et son conseil d’administration compte de nombreuses banques américaines… (...)

Si la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs a été délocalisée il y a plusieurs décennies, les principaux maillons de la chaîne sont toujours aux mains des Américains et le reste est principalement contrôlée par des alliés des États-Unis. Même si la Chine est désormais au cœur de la production capitaliste mondiale, le sang qui coule dans les veines de la mondialisation est encore rouge, blanc et bleu.

Jusqu’en 2001, les États-Unis n’avaient aucune raison d’activer cette arme. Les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires de cet ordre mondial dont ils étaient le centre, et à qui la périphérie payait un tribut chaque fois qu’elle commerçait en dollars ou achetait de la technologie issue de la Silicon Valley. Il convenait à Washington de ne pas politiser son hégémonie économique, afin qu’elle relève de l’évidence.

Les choses ont changé avec le 11 septembre. Cet électrochoc a poussé Washington à s’interroger sur l’état des « tuyaux et la plomberie » de la puissance américaine, pour reprendre les termes de Farrell et Newman. (...)

Dans un premier temps, les sanctions ont ciblé des entités marginales – d’Al-Qaïda à la Corée du Nord. Mais à mesure que la position hégémonique des États-Unis était contestée, Washington a tourné ces armes de guerre vers les centres névralgiques de l’économie mondiale. (...)

L’effondrement de l’accord avec l’Iran a prouvé à quel point la souveraineté européenne était limitée dans une économie mondiale dominée par le dollar.

La subordination européenne est devenue encore plus évidente lorsque l’UE a décidé d’imposer des sanctions majeures à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’UE a rapidement réalisé qu’elle n’avait pas les armes pour « prendre en charge sa propre histoire ». (...)

Qu’il s’agisse de la Commission européenne ou de Microsoft, les préceptes du libre marché ont fait place à la Realpolitik brutale de l’empire souterrain… (...)

Les sanctions prises à l’encontre de la Russie sont allées au-delà de tout ce qui avait pu être envisagé auparavant. Plus spectaculaire encore : la saisie de 260 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, une mesure sans précédent qui a sonné l’alarme dans les capitales étrangères du monde entier quant à leur vulnérabilité par rapport au dollar – et surtout à Pékin. Comme l’a fait remarquer un ancien conseiller de la Banque centrale de Chine : « Si les États-Unis cessent de respecter les règles, que peut faire la Chine pour garantir la sécurité de ses actifs étrangers ? Nous n’avons pas encore de réponse a ce sujet. » (...)

On ne sait toujours pas exactement comment Huawei a réussi à se procurer la puce à deux nanomètres et si la Chine est capable de la produire à grande échelle. Mais cette faille dans l’empire souterrain soulève des questions plus larges sur les contraintes et les pièges potentiels que pose cette transformation de la puissance économique américaine en arme internationale.
La machine à sanctions

Comme l’a montré le livre récent de Nicholas Mulder sur l’histoire des sanctions, The Economic Weapon, celles-ci ont curieusement tendance à échouer dans leurs objectifs. Le risque le plus évident réside dans le fait qu’en plaçant une si grande partie de l’économie mondiale sous sanctions – environ un tiers du monde – les États-Unis risquent de fournir aux pays concernés la motivation dont ils ont besoin pour mettre en place des infrastructures financières et technologiques alternatives. Cela peut s’avérer difficile, coûteux et inefficace par rapport au système dominé par les États-Unis, mais offre un horizon d’indépendance. (...)

Comme le soutiennent Farrell et Newman : « Les États-Unis comprennent beaucoup mieux l’économie mondiale et peuvent la manipuler plus facilement que leurs alliés et adversaires. Pourtant, à mesure que les contradictions s’accumulent, le risque d’un échec catastrophique s’accroît ».

Une fois que l’on s’engage sur la voie des sanctions, où s’arrête-t-on ? Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, a déclaré aux auteurs qu’il existait désormais un « complexe industriel des sanctions » aux États-Unis, avec des agences chargées de trouver de nouvelles raisons d’en imposer davantage – en particulier lorsque ces dernières n’ont pas été aussi efficaces qu’on l’espérait.

Et lorsqu’une sanction est mise en place, il devient politiquement difficile de la retirer. Une fois que l’économie mondiale a été transformée en arme, il est difficile de faire marche arrière – même si les conséquences de long terme pour l’hégémonie américaine peuvent être létales.

Un empire bienveillant ?

Face à cet empire souterrain, que faire ? Pour Farrell et Newman, l’alternative réside dans « un autre type d’imperium, qui servirait l’intérêt mondial ». (...)

Il n’y aura pas d’empire souterrain bienveillant. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les décisions prises par Joe Biden en matière de sanctions, qui ont surtout renforcé celles qui avaient été mises en place par l’administration Trump. L’alternative réside plutôt dans des coalitions diplomatiques altermondialistes, qui défendent la souveraineté des États, favorise les échanges hors dollar et refusent de se conformer aux diktats de toutes les grandes puissances.