
« Ça m’a fait perdre confiance en ma pratique. Je me suis dit : où est le problème, qu’est-ce que je ne fais pas bien ? » Comme d’autres confrères et consœurs, Valérie* [1] fait partie des 1000 médecins généralistes ciblés par l’Assurance maladie, parmi 6000 préalablement identifiés. En cause : leur trop grande prescription d’arrêts de travail. En juin 2023, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, dénonçait l’« explosion » des arrêts de travail et disait vouloir lutter contre les « dérives » et « abus ».
Selon le gouvernement, les arrêts maladie auraient augmenté de 7,9 % en un an, et de 30 % entre 2012 et 2022, passant de 6,4 millions arrêts prescrits en 2012 à 8,8 millions désormais. Les indemnités journalières, versées par l’Assurance maladie pour compenser le salaire lors d’un arrête maladie, coûteraient 16 milliards d’euros par an.
D’où la chasse aux arrêts de travail, initiée par le gouvernement, qui se poursuit avec le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024, adopté le 4 décembre dernier. Parmi les mesures que la loi prévoit : la limitation à trois jours des arrêts de travail prescrits lors d’une téléconsultation, sauf prescription par le médecin traitant ou incapacité de se rendre chez le médecin. (...)
La particularité des patients oubliée
« Qu’on discute de nos pratiques oui, mais on est dans le soin, pas dans l’abus », réagit Valérie. Installée en Vendée, elle a eu la surprise de recevoir en juin dernier un courrier recommandé de l’Assurance maladie l’informant de sa trop grande prescription d’indemnités journalières. « (...)
les critères de contrôles ne tiennent selon elle pas du tout compte des particularités des patientèles. (...)
« L’inflation des arrêts est à mon avis aussi due à des conditions de travail qui sont devenues très difficiles. Les gens sont en burn-out, ont des accidents, une pression de rentabilité… ». Les conditions de travail (contraintes posturales, exposition à des produits toxiques, risque d’accidents, etc.) ne se sont globalement pas améliorées depuis 30 ans selon le ministère du Travail. (...)
Et il devient de plus en plus compliqué d’obtenir un rendez-vous chez un spécialiste. (...)
Plus les délais de prise en charge s’allongent, plus l’état d’un patient peut se dégrader et nécessiter un arrêt de travail. (...)
« Une approche purement statistique », déplore Théo Combes de MG France, qui pointe une « méthodologie contestable à plusieurs niveaux ». (...)
À la réception du courrier, chaque médecin dispose d’un mois pour répondre et faire ses observations à l’Assurance maladie, qui décidera si les éléments apportés sont « suffisamment probants » (...) Si ce n’est pas le cas, la procédure prévoit qu’il soit proposé au médecin ciblé une mise sous objectif (MSO) (...)
Déjà contrôlé il y a cinq alors, Laurent Negrello avait alors accepté « la mise sous objectif » : « Pendant six mois, j’ai réduit mon temps de travail, donc les patients allaient voir ailleurs et j’ai atteint mes objectifs », relate-t-il avec ironie. Cette année, il a refusé ce procédé qu’il juge « très pesant et stressant (...) On a face à nous des situations concrètes, donc baisser de 20 % c’est absurde », critique-t-il. (...)
Convoqués à des « commissions des pénalités » (...)
Le 7 novembre dernier, Théo Combes a participé à l’une de ces « commissions des pénalités », notamment composées de représentants syndicaux et médecins d’un côté, et de représentants des employeurs et salariés de l’autre. « Des médecins sont venus s’expliquer. Ils étaient proches de la rupture d’un point de vue moral et psychologique, avec des risques suicidaires qui transparaissaient. J’aurais pensé que leurs récits auraient ému un mort, même si c’est peut-être un peu fort. Mais après quatre heures d’audition on s’est dit que c’était vraiment une mascarade. C’est un système pour broyer les gens, les humilier », décrit le vice-président de MG France, écœuré.
À l’issue des contrôles, des pénalités financières de plusieurs milliers d’euros peuvent s’appliquer s’il n’y a pas d’évolution du nombre de prescriptions d’arrêts de travail. « C’est très, très infantilisant. On a l’impression d’être dans la punition plutôt que dans le dialogue, et de faire ça intelligemment » (...)
L’Assurance maladie espère de son côté avoir un bilan chiffré de ces mesures « autour du deuxième trimestre 2024 ». Michel Chevalier, lui, ne sera plus là : « Le côté dramatique, c’est que j’ai décidé de prendre ma retraite à la suite de ces contrôles, ça a été la goutte d’eau. » Comme il n’a pas trouvé de successeur, ses patients n’ont plus de médecin depuis le 1er janvier.